NEW YORK – La désignation de Mary Barra au poste de PDG de General Motors au début du mois de décembre – première nomination d’une femme à la tête d’un constructeur automobile américain majeur – a été saluée par beaucoup comme le franchissement d’une étape importante du combat des femmes pour l’égalité des droits et de chances. Pour autant, au sein d’un univers dans lequel seuls 4,2% des PDG du Fortune 500 américain appartiennent à la gente féminine –constat mis en évidence par le site féministe Catalyst, qui œuvre afin de briser les plafonds de verre – peut-on véritablement considérer la promotion de Mary Barra comme une victoire ?
Le fait de s’interroger sur la question de savoir qui est juge en la matière peut nous aider à répondre à cette question. Aux États-Unis, selon un rapport de 2012, deux tiers des journalistes professionnels sont des hommes, le sexe masculin représentant par ailleurs 90% des signatures apposées au bas des articles économiques et commerciaux parus dans la presse traditionnelle. En effet, la domination masculine régnant de fait sur la couverture médiatique internationale du monde des affaires invalide tout sentiment de victoire, que ce soit pour Mary Barra ou pour nous toutes – y compris pour toutes ces jeunes filles de 15 ans impressionnables et en recherche de modèles féminins porteurs d’un message d’espoir pour l’avenir.
Les féministes ayant analysé le langage des médias pendant les années 1970, et notamment la critique Dale Spender, ont examiné la manière dont le langage était utilisé dans le but de retirer aux femmes tout crédit, tout pouvoir et tout mandat lorsque leurs réussites étaient saluées. Malheureusement, cette critique demeure encore aujourd’hui valide.
Nombre de récits d’actualité autour des PDG de sexe féminin et autres femmes de grand accomplissement suivent un certain nombre de codes empreints des clichés les plus commodes : les femmes ne parviendraient ainsi à décrocher de nouveaux postes qu’en raison de la chance (ne méritant donc pas leurs fonctions), qu’en héritant cette place de leurs époux ou parents de sexe masculin (et par conséquent ne tiendraient pas véritablement les rênes du pouvoir), ou seraient vouées à ne l’exercer que temporairement. Et lorsqu’ils ne font pas valoir de tels préjugés, les médias se concentrent si étroitement sur les considérations de genre que le leadership même de la femme s’en trouve affaibli.
Non seulement ces clichés mettent à mal la réputation des femmes ayant réussi, mais, dans le cas des PDG, ils affectent également la valeur de ces femmes au sein de leur entreprise. Or, le fait est que toutes ces idées reçues ont été formulées à l’occasion de la couverture médiatique de la nomination de Mary Barra à la tête de GM.
La chaîne CNN a par exemple évoqué cet événement en mettant en avant la « gnaque de Mary Barra pour gravir les échelons en entreprise » – une formule empreinte de bien des nuances suggestives, et qui n’aurait jamais été utilisée pour décrire l’ascension d’un homme à la tête d’une société, dont on aurait sans aucun doute vanté le travail acharné, le talent, l’ambition et la détermination, bien plus qu’une simple « gnaque. » Le sujet conclut en considérant que Mary Barra n’aura atteint la réussite que lorsque les gens cesseront de l’appeler « la nana de General Motors, » mais plutôt « la patronne » – bien que rien dans ce reportage ne prouve que quiconque fasse référence à Mary Barra comme « la nana PDG » plutôt que « la patronne. »
Secure your copy of PS Quarterly: The Year Ahead 2025
Our annual flagship magazine, PS Quarterly: The Year Ahead 2025, has arrived. To gain digital access to all of the magazine’s content, and receive your print copy, subscribe to PS Digital Plus now.
Subscribe Now
De même, le New York Times choisit d’évoquer le père de Mary Barra, le titre de l’article en question suggérant qu’elle serait « née » pour occuper ce poste, comme si ses qualités d’ambition et de travail acharné n’expliquaient en rien son ascension. Cette parution se contente notamment de nous éclairer sur le modèle de voiture conduit par son époux, et la décrit comme ayant « la voix douce. » On y retrouve par ailleurs une formule affligeante de son prédécesseur, Daniel F. Akerson : « Mary a été choisie pour son talent, et non pour son sexe, » avant de poursuivre en expliquant que le fait de voir Mary Barra promue était « presque semblable à celui de voir votre propre fille sortir diplômée de l’université. »
Difficile d’imaginer une situation dans laquelle la désignation d’un homme de couleur et d’âge mur (Mary Barra étant âgée de 51 ans) à un poste de PDG décrite par les journalistes avec cette assurance selon laquelle « il n’aurait pas été choisi pour son appartenance ethnique. » Il serait tout aussi délicat d’imaginer l’un de ses collègues de race blanche expliquer devant la presse nationale combien le fait d’être témoin de l’avancement de cet homme de 51 ans s’apparente à celui de voir son « fiston » de 22 ans décrocher sa licence.
On ne saurait non plus passer à la trappe l’approche du « PDG Potemkin, » qui repose implicitement sur l’idée selon laquelle les hommes ne choisiraient jamais en leur âme et conscience de désigner une femme à la tête d’une institution importante. Selon le cliché de cette conception, la nomination de Mary Barra ne saurait constituer qu’un stratagème de relations publiques, en vertu duquel les hommes conserveraient bel et bien le pouvoir derrière cette façade. C’est ainsi que le magazine Fortune se permet de titrer : « Le conseil d’administration de GM aurait-il désigné Mary Barra dans le but de la voir échouer au poste nouveau de PDG ? » Et l’article de poursuivre en expliquant que le fait pour Mary Barra d’être entourée de mâles rivaux ne saurait que fatalement l’entraîner à sa perte, comme si les hommes PDG n’évoluaient pas d’ores et déjà au sein d’un univers de rivalité.
Peut-être est-ce là la raison pour laquelle Mary Barra n’est véritablement décrite que comme l’heureuse bénéficiaire d’une simple galanterie, et non comme un manager à proprement parler. Dans une entrevue de la rubrique business du New York Times, le magazine parvient à concentrer l’intégralité de la discussion sur la manière dont les choses ont changé pour les femmes au sein de GM, plutôt que sur ce que Mary Barra entend faire évoluer chez GM en tant que PDG, ou même sur ce qui a changé au sein du secteur automobile – problématique pourtant ô combien importante. L’interviewer va même jusqu’à conclure l’entretien en lui demandant si son époux est employé de GM.
Face à un tel contenu médiatique, l’actualité devient plus que de l’actualité ; elle en vient à revêtir une existence concrète au sein du monde réel, allant jusqu’à affecter négativement les fondamentaux d’une entreprise. Pourquoi ciel une grande société internationale – et particulièrement une entreprise comme GM, ayant souffert d’une crise si sérieuse qu’il fut nécessaire au gouvernement de procéder à un sauvetage massif en 2008 – risquerait-elle de désigner à sa tête des dirigeants, quel que soit leur talent, voués à susciter une couverture médiatique aussi dévalorisante ?
Je ne puis me résoudre à comprendre pourquoi un certain nombre de journalistes pourtant sérieux se livrent à une violation aussi flagrante des normes déontologiques basiques d’équité et d’impartialité. Chaque fois qu’ils s’y abandonnent, ils ne font que jouer le rôle de chiens de garde d’un patriarcat en voie de disparition, défendant – et par conséquent renforçant – le plafond de verre.
To have unlimited access to our content including in-depth commentaries, book reviews, exclusive interviews, PS OnPoint and PS The Big Picture, please subscribe
NEW YORK – La désignation de Mary Barra au poste de PDG de General Motors au début du mois de décembre – première nomination d’une femme à la tête d’un constructeur automobile américain majeur – a été saluée par beaucoup comme le franchissement d’une étape importante du combat des femmes pour l’égalité des droits et de chances. Pour autant, au sein d’un univers dans lequel seuls 4,2% des PDG du Fortune 500 américain appartiennent à la gente féminine –constat mis en évidence par le site féministe Catalyst, qui œuvre afin de briser les plafonds de verre – peut-on véritablement considérer la promotion de Mary Barra comme une victoire ?
Le fait de s’interroger sur la question de savoir qui est juge en la matière peut nous aider à répondre à cette question. Aux États-Unis, selon un rapport de 2012, deux tiers des journalistes professionnels sont des hommes, le sexe masculin représentant par ailleurs 90% des signatures apposées au bas des articles économiques et commerciaux parus dans la presse traditionnelle. En effet, la domination masculine régnant de fait sur la couverture médiatique internationale du monde des affaires invalide tout sentiment de victoire, que ce soit pour Mary Barra ou pour nous toutes – y compris pour toutes ces jeunes filles de 15 ans impressionnables et en recherche de modèles féminins porteurs d’un message d’espoir pour l’avenir.
Les féministes ayant analysé le langage des médias pendant les années 1970, et notamment la critique Dale Spender, ont examiné la manière dont le langage était utilisé dans le but de retirer aux femmes tout crédit, tout pouvoir et tout mandat lorsque leurs réussites étaient saluées. Malheureusement, cette critique demeure encore aujourd’hui valide.
Nombre de récits d’actualité autour des PDG de sexe féminin et autres femmes de grand accomplissement suivent un certain nombre de codes empreints des clichés les plus commodes : les femmes ne parviendraient ainsi à décrocher de nouveaux postes qu’en raison de la chance (ne méritant donc pas leurs fonctions), qu’en héritant cette place de leurs époux ou parents de sexe masculin (et par conséquent ne tiendraient pas véritablement les rênes du pouvoir), ou seraient vouées à ne l’exercer que temporairement. Et lorsqu’ils ne font pas valoir de tels préjugés, les médias se concentrent si étroitement sur les considérations de genre que le leadership même de la femme s’en trouve affaibli.
Non seulement ces clichés mettent à mal la réputation des femmes ayant réussi, mais, dans le cas des PDG, ils affectent également la valeur de ces femmes au sein de leur entreprise. Or, le fait est que toutes ces idées reçues ont été formulées à l’occasion de la couverture médiatique de la nomination de Mary Barra à la tête de GM.
La chaîne CNN a par exemple évoqué cet événement en mettant en avant la « gnaque de Mary Barra pour gravir les échelons en entreprise » – une formule empreinte de bien des nuances suggestives, et qui n’aurait jamais été utilisée pour décrire l’ascension d’un homme à la tête d’une société, dont on aurait sans aucun doute vanté le travail acharné, le talent, l’ambition et la détermination, bien plus qu’une simple « gnaque. » Le sujet conclut en considérant que Mary Barra n’aura atteint la réussite que lorsque les gens cesseront de l’appeler « la nana de General Motors, » mais plutôt « la patronne » – bien que rien dans ce reportage ne prouve que quiconque fasse référence à Mary Barra comme « la nana PDG » plutôt que « la patronne. »
Secure your copy of PS Quarterly: The Year Ahead 2025
Our annual flagship magazine, PS Quarterly: The Year Ahead 2025, has arrived. To gain digital access to all of the magazine’s content, and receive your print copy, subscribe to PS Digital Plus now.
Subscribe Now
De même, le New York Times choisit d’évoquer le père de Mary Barra, le titre de l’article en question suggérant qu’elle serait « née » pour occuper ce poste, comme si ses qualités d’ambition et de travail acharné n’expliquaient en rien son ascension. Cette parution se contente notamment de nous éclairer sur le modèle de voiture conduit par son époux, et la décrit comme ayant « la voix douce. » On y retrouve par ailleurs une formule affligeante de son prédécesseur, Daniel F. Akerson : « Mary a été choisie pour son talent, et non pour son sexe, » avant de poursuivre en expliquant que le fait de voir Mary Barra promue était « presque semblable à celui de voir votre propre fille sortir diplômée de l’université. »
Difficile d’imaginer une situation dans laquelle la désignation d’un homme de couleur et d’âge mur (Mary Barra étant âgée de 51 ans) à un poste de PDG décrite par les journalistes avec cette assurance selon laquelle « il n’aurait pas été choisi pour son appartenance ethnique. » Il serait tout aussi délicat d’imaginer l’un de ses collègues de race blanche expliquer devant la presse nationale combien le fait d’être témoin de l’avancement de cet homme de 51 ans s’apparente à celui de voir son « fiston » de 22 ans décrocher sa licence.
On ne saurait non plus passer à la trappe l’approche du « PDG Potemkin, » qui repose implicitement sur l’idée selon laquelle les hommes ne choisiraient jamais en leur âme et conscience de désigner une femme à la tête d’une institution importante. Selon le cliché de cette conception, la nomination de Mary Barra ne saurait constituer qu’un stratagème de relations publiques, en vertu duquel les hommes conserveraient bel et bien le pouvoir derrière cette façade. C’est ainsi que le magazine Fortune se permet de titrer : « Le conseil d’administration de GM aurait-il désigné Mary Barra dans le but de la voir échouer au poste nouveau de PDG ? » Et l’article de poursuivre en expliquant que le fait pour Mary Barra d’être entourée de mâles rivaux ne saurait que fatalement l’entraîner à sa perte, comme si les hommes PDG n’évoluaient pas d’ores et déjà au sein d’un univers de rivalité.
Peut-être est-ce là la raison pour laquelle Mary Barra n’est véritablement décrite que comme l’heureuse bénéficiaire d’une simple galanterie, et non comme un manager à proprement parler. Dans une entrevue de la rubrique business du New York Times, le magazine parvient à concentrer l’intégralité de la discussion sur la manière dont les choses ont changé pour les femmes au sein de GM, plutôt que sur ce que Mary Barra entend faire évoluer chez GM en tant que PDG, ou même sur ce qui a changé au sein du secteur automobile – problématique pourtant ô combien importante. L’interviewer va même jusqu’à conclure l’entretien en lui demandant si son époux est employé de GM.
Face à un tel contenu médiatique, l’actualité devient plus que de l’actualité ; elle en vient à revêtir une existence concrète au sein du monde réel, allant jusqu’à affecter négativement les fondamentaux d’une entreprise. Pourquoi ciel une grande société internationale – et particulièrement une entreprise comme GM, ayant souffert d’une crise si sérieuse qu’il fut nécessaire au gouvernement de procéder à un sauvetage massif en 2008 – risquerait-elle de désigner à sa tête des dirigeants, quel que soit leur talent, voués à susciter une couverture médiatique aussi dévalorisante ?
Je ne puis me résoudre à comprendre pourquoi un certain nombre de journalistes pourtant sérieux se livrent à une violation aussi flagrante des normes déontologiques basiques d’équité et d’impartialité. Chaque fois qu’ils s’y abandonnent, ils ne font que jouer le rôle de chiens de garde d’un patriarcat en voie de disparition, défendant – et par conséquent renforçant – le plafond de verre.
Traduit de l’anglais par Martin Morel