op_elbaradei1_ SERGEI SUPINSKYAFP via Getty Images_nuclear ukraine SERGEI SUPINSKYAFP via Getty Images

La menace nucléaire est de retour

VIENNE – Les récents affrontements entre les troupes russes et les forces ukrainiennes de défense civile aux abords immédiats de la centrale nucléaire de Zaporijia révèlent à quel point le monde est proche aujourd’hui d’un terrible cauchemar : une fuite radioactive majeure. La centrale de Zaporijia, la plus importante d’Europe, est équipée de six réacteurs, et chacun d’entre eux aurait pu être endommagé par les incendies qui se sont déclarés à la suite des frappes russes sur les installations de la centrale et des combats pour s’emparer de celle-ci. L’extinction rapide du feu témoigne du professionnalisme et de la bravoure du personnel de la centrale.

Le monde a eu de la chance, comme il en avait eu un peu plus tôt quand les troupes russes ont fait une incursion tout aussi dangereuse dans l’usine fermée de Tchernobyl aux premiers jours de l’invasion. Mais une demi-douzaine d’autres réacteurs nucléaires sont encore dispersés en Ukraine, ce qui signifie que le scénario du pire demeure bel et bien possible. La libération de substances radioactives pourrait rendre inhabitables des agglomérations entières et menacer des centaines de milliers de personnes – bien au-delà du voisinage immédiat.

À la veille de l’invasion russe, Bennet Ramberg, l’auteur de Nuclear Power Plants as Weapons for the Enemy (« Les centrales nucléaires, des armes pour l’ennemi », non traduit) nous rappelait qu’après la catastrophe de Tchernobyl, « les autorités soviétiques ont dû déplacer des centaines de milliers de personnes et établir une très large zone d’exclusion dans laquelle l’exploitation des terres agricoles et des forêts sera impossible pour des décennies ». Parmi les nombreuses répercussions que pourrait avoir sur l’Europe, voire au-delà, le conflit en Ukraine, les retombées nucléaires seraient l’une des plus toxiques et intrusives.

Mais pire encore serait une frappe nucléaire. Au-delà des pertes terrifiantes en vies humaines et du déplacement de millions de personnes, le trait le plus perturbant de la guerre en Ukraine est la réintroduction des armes nucléaires comme élément central de la géopolitique. Après avoir averti que toute puissance qui interviendrait dans le conflit en paierait des « conséquences comme elle n’en a jamais vues dans son histoire », le président russe Vladimir Poutine a répondu à la première vague de sanctions européennes en relevant l’état d’alerte de ses forces nucléaires.

Sagesse de la guerre froide

Les mesures prises ici par Poutine sont une chose que nous ne connaissions plus depuis les années 1960, quand le monde a vacillé au bord du précipice d’un holocauste nucléaire durant la crise des missiles de Cuba, puis, à nouveau, lors de la guerre israélo-arabe de 1973. À partir de ce moment, les principaux États dotés de l’arme nucléaire semblent estimer que la prolifération augmente le risque d’une apocalypse nucléaire. Entre 1965 et 1968, ces États négocient le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), entré en vigueur en 1970.

HOLIDAY SALE: PS for less than $0.7 per week
PS_Sales_Holiday2024_1333x1000

HOLIDAY SALE: PS for less than $0.7 per week

At a time when democracy is under threat, there is an urgent need for incisive, informed analysis of the issues and questions driving the news – just what PS has always provided. Subscribe now and save $50 on a new subscription.

Subscribe Now

Le TNP témoigne d’un consensus remarquable si l’on considère que la guerre froide était à son paroxysme, après l’écrasement du printemps de Prague par les Soviétiques. Les signataires du TNP sont aujourd’hui au nombre de 191 États parties, dont les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies. Le texte du traité, « considérant les dévastations qu’une guerre nucléaire ferait subir à l’humanité entière » engage les parties à « poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire ».

Le TNP fut suivi par une série de mesures de contrôle des armements, dont les plus importants furent les accords bilatéraux qui réduisirent substantiellement les arsenaux nucléaires de l’Union soviétique et des États-Unis. Au début des années 1990, l’Afrique du Sud devint le premier pays (et jusqu’à ce jour le seul) à démantelervolontairement son programme et son arsenal d’armes nucléaires. Avec la fin de l’ère de l’apartheid, le gouvernement de F.W. de Klerk, qui cherchait à mettre un terme à l’isolement international du pays, signa, en 1991, le TNP.

À la même époque, la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Ukraine, devenus des États indépendants, héritaient des armes nucléaires de l’Union soviétique après l’effondrement de celle-ci. Mais ils rendirent bientôt à la Russie leurs arsenaux et rejoignirent le TNP en tant qu’États non dotés de l’arme nucléaire. Comme l’Afrique du Sud, chacun d’eux se soumit aux vérifications de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) garantissant la nature pacifique de leurs activités nucléaires.

Mais, bien sûr, il y eut des exceptions notables à ces évolutions positives. En mai 1998, l’Inde procéda à une série d’essais souterrains d’armes nucléaires, conduisant le Pakistan à faire de même. Et après avoir démontré pour la première fois en 2006 ses capacités nucléaires, la Corée du Nord poursuit son programme nucléaire et procède régulièrement à des essais de missiles balistiques intercontinentaux. Ces trois pays, auxquels il faut ajouter Israël, sont connus pour posséder des armes nucléaires mais restent en dehors du TNP.

Enfin, si le traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE) fut adopté par l’Assemblée générale des Nations unies, il n’est jamais entré en vigueur, car les principaux États dotés de l’arme nucléaire ne l’ont pas ratifié. Le traité sur l’interdiction des armes nucléaires est quant à lui entré en vigueur en 2021, mais n’a jusqu’à présent reçu le soutien d’aucun État détenteur de l’arme nucléaire.

Le grand démantèlement

À la fin de la guerre froide, entre 1989 et 1991, beaucoup nourrissaient l’espoir de bâtir un nouvel ordre du monde fondé sur la réduction des armes nucléaires, la coopération multilatérale pour la sécurité et le développement et la solidarité face aux menaces communes comme le changement climatique et les pandémies mortelles. Mais ces espérances s’évanouirent bientôt, notamment pour ce qui concernait les armes nucléaires. Les vieilles habitudes – et les instincts de survie, plus vieux encore – ont la vie dure.

Cette brève opportunité de paix fut gâchée, créant les conditions d’une insécurité nucléaire plus vive encore à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés. On laissa expirer – ou être dénoncés par leurs signataires – nombre des accords nucléaires qui avaient maintenu la paix en Europe durant des décennies.

Ainsi en 2002, les États-Unis, sous la présidence de George W. Bush se retirèrent-ils du traité sur les missiles antibalistiques, qui limitait depuis 1972 le déploiement de ces systèmes de missiles nucléaires défensifs. Puis, en 2019, l’administration de Donald Trump annonça le retrait des États-Unis du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) – qui depuis 1987 interdisait à la Russie et aux États-Unis de déployer des missiles balistiques et de croisière à lanceur terrestre d’une portée comprise entre 500 et 5 500 kilomètres – arguant de la « continuelle violation du traité » par la Russie. En mars de la même année, la Russie quittait à son tour le FNI. Et en 2020, les États-Unis dénonçaient le traité « Ciel ouvert », imités, l’année suivante, par la Russie. Depuis 2002, cet accord avait permis aux pays signataires de conduire des vols de reconnaissance sur le territoire des uns et des autres pour vérifier le respect des dispositions de non-prolifération nucléaire.

Le démantèlement de cette complexe architecture de sécurité rend certainement le moment actuel plus périlleux encore. Pourtant, ces accords seraient-ils toujours en place, l’œuvre de réorganisation de l’ordre mondial après 1989 n’en serait pas moins inachevée. Le monde né de la fin de la guerre froide souffre de défaillances profondes. En de trop nombreuses occasions, les règles internationales censées interdire l’usage de la force sauf à devoir se défendre soi-même ont été ignorées, les conventions protégeant la souveraineté des États et l’intégrité des frontières ont été transgressées, les droits humains élémentaires, ouvertement violés. Après trente ans de violations, les règles que nous avions espéré mettre en place au lendemain de la guerre froide ont perdu beaucoup de leur pouvoir.

En outre, alors que le multilatéralisme est un impératif dans notre monde interconnecté, il a, lui aussi, été trop souvent tenu pour accessoire et ignoré. Si le Conseil de sécurité « peut imposer des sanctions, voire autoriser l’emploi de la force pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales », il demeure impuissant. Ses capacités d’action sont sans cesse compromises par les divisions parmi les cinq membres permanents disposant d’un droit de veto : la Chine, la France, la Russie, le Royaume-Uni et les États-Unis, chacun défendant ses propres intérêts et non la paix et la sécurité mondiales.

Des temps dangereux

Un ordre mondial fragile, partial, qui cumule les exceptions et les inégalités de traitement nous a conduits jusque-là. L’évolution généralement positive qui s’était manifestée des années 1960 aux années 1990 s’est brutalement inversée. Selon la Federation of American Scientists :

« Au contraire de l’inventaire global des armes nucléaires, le nombre de têtes nucléaires dans les stocks militaires mondiaux – qui comprend des têtes nucléaires destinées aux forces opérationnelles – connaît une nouvelle augmentation. Les États-Unis continuent à réduire lentement leur stock nucléaire. La France et Israël ont des inventaires relativement stables. Mais on peut considérer que la Chine, l’Inde, le Pakistan, la Corée du Nord et le Royaume-Uni, ainsi peut-être que la Russie, sont tous en train d’augmenter leurs stocks. »

Comme nous le voyons dans la guerre en Ukraine, les armes nucléaires deviennent une fois de plus des instruments de notre sécurité stratégique. Les neufs États disposant de l’arme nucléaire – la Chine, la France, l’Inde, Israël, la Corée du Nord, le Pakistan, la Russie, le Royaume-Uni et les États-Unis – se trouvent donc lancés dans une course frénétique à la modernisation de leurs arsenaux.

Plus alarmant encore, les États disposant de l’arme nucléaire se dotent de nouvelles technologies cyber et d’intelligence artificielle, tout comme de missiles hypersoniques ultrasophistiqués, armes de science-fiction destinées à percer les systèmes de défense existants. Et nombre d’entre eux – dont la Grande-Bretagne et la France – ont relevé l’état d’alerte de leur arme nucléaire, une situation qui augmente les probabilités de lancement d’un missile (que celui-ci soit intentionnel, accidentel ou bien encore le résultat d’un cybermanipulation).

Malgré tous les engagements juridiques pris par le passé, nous vivons encore dans un monde où la sécurité stratégique dépend en dernière instance des armes nucléaires. Paradoxalement, les États disposant de l’arme nucléaire n’hésitent pas à sermonner ceux qui ne la possèdent pas, ou pas encore. Exemple canonique du « faites ce que je vous dis et non ce que je fais ». On espère que l’accord sur le nucléaire avec l’Iran, dont Trump avait retiré les États-Unis en 2018, sera bientôt sauvé. Mais le double discours qui s’est appliqué n’aura échappé à personne.

J’affirme depuis longtemps que le système actuel, divisé, en matière d’armement nucléaire, entre nantis et démunis, est injuste, dangereux et insoutenable à long terme. Les armes nucléaires sont une menace existentielle n’importe où et partout, quelle que soit la puissance qui les possède. Le monde se partage aujourd’hui entre une large majorité de pays qui veulent éliminer les armes nucléaires et une petite minorité d’États qui en sont dotés et demeurent, avec leurs alliés, attachés au statu quo. Mais si nous ne pouvons réduire l’offre et limiter l’usage des armes nucléaires – comme nous l’avons déjà fait avec les armes chimiques et biologiques –, alors nous devons nous préparer à voir s’ouvrir la boîte de Pandore nucléaire.

Un programme de dénucléarisation

Malgré les risques encourus, les crises d’aujourd’hui pourraient conduire à une issue positive. Alors que la guerre fait suite à la pandémie, il nous faut faire plus que « reconstruire en mieux ». Ce dont nous avons réellement besoin, c’est de construire quelque chose d’entièrement neuf, sur la base de l’égalité. Si les États dotés de l’arme nucléaire sont capables de songer sérieusement à renverser la dangereuse tendance vers la renucléarisation et l’affrontement entre grandes puissances, ils doivent sans attendre prendre plusieurs initiatives.

Premièrement, ils doivent revoir leur position actuelle sur les questions d’armement nucléaire, amorcer une désescalade, abaisser l’état d’alerte de leurs arsenaux et mettre en œuvre des mesures pour prévenir les accidents possibles ou les cyberattaques. Deuxièmement, ils doivent éliminer tout système ou toute procédure permettant qu’une seule personne puisse autoriser une attaque nucléaire. Et troisièmement, ils doivent s’engager à reprendre leurs travaux pour libérer le monde des armes nucléaires – objectif ultime du TNP.

Cela requiert de mettre un terme à l’ordre ancien fondé sur la dissuasion (l’assurance d’une destruction mutuelle). Comme l’avaient admis en 1985 Ronald Reagan, président des États-Unis, et Mikhaïl Gorbatchev, qui dirigeait l’Union soviétique : « Une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être livrée. » Pour débarrasser le monde des armes nucléaires, il faudra prendre des mesures conséquentes afin de faire progresser la cause du désarmement. Il semble évident qu’il faudrait commencer par mettre en application le TICE.

Les États dotés de l’arme nucléaire devraient aussi adopter pour eux-mêmes les maximes de « non-recours en premier » et du « seul but [en l’occurrence de dissuader] », ce qui signifie que les arsenaux existants ne doivent pouvoir servir qu’à la dissuasion (et non de gourdin politique comme Poutine utilise aujourd’hui le sien). Nous devons aussi lancer des négociations sur l’arrêt de la production de matières fissiles, afin d’interdire la constitution de nouveaux stocks d’uranium et de plutonium enrichis pour les armes nucléaires. Et nous devons faire en sorte que les États-Unis et la Russie – qui comptabilisent à eux deux plus de 90 % des quelque 13 000 armes nucléaires réparties sur la planète – reprennent leurs négociations bilatérales sur la réduction des armements. Notre objectif devrait être de construire un système de sécurité collective où les armes nucléaires n’auraient pas leur place.

Enfin, nous devons mobiliser l’opinion publique mondiale, afin de faire peser une plus forte pression sur les pays possédant des armes nucléaires pour que ces derniers s’engagent à les éliminer complètement. L’interdiction totale de possession d’armes nucléaires doit devenir une règle impérieuse du droit international, et la constitution d’arsenaux nucléaires être proscrite à l’égal des génocides. Mais comme nous le montrent l’horreur s’abattant sur l’Ukraine et le péril nucléaire continuel dans lequel elle se trouve, le temps ne joue pas en notre faveur.

Traduit de l’anglais pas François Boisivon

https://prosyn.org/lCXLnaXfr