livingston3_GIORGIO VIERAAFP via Getty Images_desantistrumpflorida Giorgio Viera/AFP via Getty Images

La minorité néolibérale

NEW YORK – Depuis quelques années, les lecteurs de The Economist et d’autres journaux d’envergure comparable ne cessent de découvrir des articles qui déplorent, célèbrent ou analysent froidement la mort du libéralisme. On pourrait donc penser que les temps ont changé, et que les alternatives sociales-démocrates au dogme des « marchés libres » ont gagné suffisamment de terrain intellectuel et législatif pour devenir une opinion établie.

Ce qui est certain, c’est que la gauche semble avoir remporté ce que le philosophe marxiste italien Antonio Gramsci appelait la « guerre de position », l’évolution de la manière dont le monde est perçu à travers le langage du « bon sens » transformant en effet la réalité politique (du moins là où la majorité et le consentement des gouvernés déterminent les possibilités politiques). Aux États-Unis, Occupy Wall Street, Black Lives Matter, #MeToo, Bernie Sanders, la « grande démission », la réhabilitation de la politique industrielle, et le nouveau syndicalisme ont en effet modifié la façon dont les Américains perçoivent le rôle des marchés.

De même, durant la pandémie de COVID-19, la question des inégalités a trouvé des réponses sous forme de redistribution des revenus, tandis que de nouvelles idées sur l’emploi et l’éducation ont profondément transformé la pensée dominante. Au cours de la décennie précédente, un système de santé et un marché du travail défaillants avaient fait apparaître le système Medicare for All, les dépenses publiques massives dans les infrastructures, ou encore le Green New Deal, comme des solutions évidentes pour une importante majorité d’Américains.

Dans le même temps, les assauts de la Cour suprême contre les droits en matière de procréation, la portée réglementaire de l’État et l’étendue de la citoyenneté ont provoqué une réaction idéologique qui a ranimé le « progressisme » et sauvé la réputation du Parti démocrate au niveau étatique. Parallèlement, les sondages de Pew Research ont confirmé que, contrairement à l’opinion généralement admise, les jeunes électeurs ne penchaient pas à droite au moment d’entrer sur le marché du travail, et qu’ils entendaient autant construire leur existence que gagner leur vie : les syndicats et le socialisme n’ont jamais été aussi populaires, pas même dans les mythiques années 1930.

Ensemble, ces tendances idéologiques, du moins telles que nous pouvons les mesurer par le biais des sondages et des votes, expliquent à la fois le discours hystérique de la droite autour de l’apparent avènement du socialisme aux États-Unis, et les réflexions pondérées de The Economist concernant la disparition imminente des marchés libres. Nous semblons en effet au bord d’un changement radical.

Mais si la gauche a remporté la guerre de position, la « guerre de mouvement » – la lutte pour le contrôle de l’appareil d’État, que Gramsci considérait comme une conséquence de la guerre de position – n’est pas reléguée aux oubliettes de l’histoire, pas plus que l’idée des marchés libres. Au contraire, les mouvements sociaux conservateurs et ouvertement réactionnaires, principalement animés par le désir de rétablir la patriarcat, et conscients de mener une bataille en retraite, usent de leur accès au pouvoir étatique pour s’approprier l’opinion publique.

Subscribe to PS Digital
PS_Digital_1333x1000_Intro-Offer1

Subscribe to PS Digital

Access every new PS commentary, our entire On Point suite of subscriber-exclusive content – including Longer Reads, Insider Interviews, Big Picture/Big Question, and Say More – and the full PS archive.

Subscribe Now

L’exemple de la Floride n’en constitue que l’exemple le plus flagrant, le gouverneur Ron DeSantis exploitant la législature de l’État pour lancer une attaque frontale à la fois contre le secteur privé et le secteur public de l’industrie culturelle, à savoir Disney et l’éducation. Ailleurs, le découpage électoral et la poursuite impitoyable de législations visant à placer la politique « conservatrice » hors de portée de la règle de la majorité, de la décision judiciaire ou du veto exécutif, se révèlent suffisants pour garantir la domination d’une minorité.

Cette réalité met à mal l’affirmation – sur laquelle les pères fondateurs du néolibéralisme, Friedrich von Hayek et Milton Friedman, ont toujours insisté – selon laquelle les marchés libres ne sont pas seulement compatibles avec la démocratie, mais qu’ils en sont la condition nécessaire. En effet, quoi que puisse proposer aujourd'hui le bon vieux parti de Donald Trump, la libre entreprise figure systématiquement en tête de l’ordre du jour. Sur ce point, les « déplorables » et les cow-boys milliardaires sont d’accord, tout comme les électeurs de Wall Street des administrations Clinton, Obama et Biden, aussi « éveillés » (« woke ») qu’ils puissent être. L’idée des marchés libres est bien vivante.

Si la démocratie n’a jamais constitué la préoccupation des néolibéraux, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que la progéniture indisciplinée de cette doctrine ait peur ou honte de gouverner au nom d’une minorité. Les architectes de l’édifice néolibéral ont toujours considéré l’engagement traditionnel américain autour de la liberté et de l’égalité comme une contradiction de termes. Pour eux, la liberté signifie la liberté contractuelle, ce qui présuppose des marchés libres. Ainsi, toute tentative de réguler les marchés au nom de l’égalité des chances constitue une menace pour la liberté contractuelle, et doit être combattue voire interdite.

L’utilisation du pouvoir étatique pour réglementer les entreprises les plus privées – superviser le corps des femmes, par exemple, ou dicter les croyances religieuses – n’est pas une preuve d’« hypocrisie » de la part des législateurs de droite armés d’arguments néolibéraux. Pas plus que leurs efforts acharnés pour limiter l’accès égal au vote ou pour empêcher la syndicalisation. Car si les moyens de parvenir à l’égalité menacent la liberté contractuelle, ils ne peuvent alors être tolérés, même si l’égalité favorise une politique plus démocratique.

En ce sens, les néolibéraux parmi nous savent que les marchés n’ont jamais été libres, et que la démocratie a toujours été à la merci de ceux qui les ont créés, renforcés et administrés en faisant de la désignation et de la protection de la propriété privée la plus haute priorité de la loi. Aux États-Unis, les droits de propriété ont toujours primé sur les droits des personnes, malgré les efforts des fondateurs pour les équilibrer en concevant une république pour les âges. C’est pourquoi une grève peut être interdite en faisant intervenir un juge, mais que la fuite de capitaux ne le peut pas : alors que la première menace la valeur de la propriété telle que la loi la désigne aujourd'hui, ce n’est pas le cas de la seconde.

La guerre de position et la guerre de mouvement démontrent que la question n’est pas de savoir comment les marchés libres peuvent servir la cause de la démocratie, mais s’ils le peuvent. Pendant que l’establishment du Parti démocrate, toujours sous l’emprise de ses propres présomptions néolibérales, cherche désespérément à éviter la question, le bon vieux parti de Donald Trump de Trump ne semble tout simplement pas s’en préoccuper. Contrairement au reste d’entre nous.

https://prosyn.org/gKL9rSzfr