schwarzer8_Sven Hoppepicture alliance via Getty Images_zelensky msc Sven Hoppe/picture alliance via Getty Images

L'Europe parviendra-t-elle à envisager sérieusement sa défense ?

MUNICH – « Des mots, des mots, des mots » soupirait un invité de marque à la Conférence de Munich sur la sécurité lors d’une discussion sur la coopération entre représentants de trois pays européens. « La Chine recevra le message : “ nous ne lui donnons aucun motif d’inquiétude ” », ajoutait un autre sur les signaux envoyés à Pékin.

Un climat lugubre a pesé ce week-end sur toute la rencontre entre responsables politiques et experts de la sécurité, offrant le spectacle de dirigeants, dont beaucoup semblaient épuisés, dépassés par la conjonction des crises et l’accumulation des difficultés. La nouvelle de la perte de la petite ville d’Avdïïvka par les forces ukrainiennes n’aura probablement pas aidé. Les réserves de munitions de Kiev s’épuisent, et personne ne sait si le président des États-Unis, Joe Biden, parviendra à faire voter au Congrès un nouveau plan d’aide à l’Ukraine avant la fin de son mandat. En outre, la mort en prison d’Alexeï Navalny, le principal opposant russe, a souligné, si besoin en était, la brutalité de la dictature de Vladimir Poutine.

Mais le froid le plus glaçant aura été jeté par la perspective d’une seconde présidence Trump, qui affaiblirait l’OTAN et raviverait les tensions avec la Chine. Le calendrier ne pourrait être moins favorable : il se peut que la Russie tente d’envoyer dans l’espace des armes nucléaires, et le budget de défense de Pékin atteint des sommets historiques. Sur la scène de la conférence, le dialogue a surtout consisté (comme chaque année) à rassurer les alliés européens. Dans les couloirs pourtant, les participants américains avertissaient leurs amis qu’ils devraient commencer à prendre en main leur destinée.

Malheureusement, tous les gouvernements européens ne l’entendent pas de la même oreille – alors même que la guerre fait rage sur le continent, qu’un conflit régional menace au Moyen-Orient, que les Balkans occidentaux deviennent de plus en plus fragiles, et qu’une guerre hybride guette au cœur des sociétés européennes. « Sans la sécurité, le reste ne compte pour rien », a lancé le chancelier Olaf Scholz. On ne saurait mieux dire.

La situation semblait bien meilleure il y a un an. Vivifiées par le courage que montraient les Ukrainiens et leur président, Volodymyr Zelensky, les démocraties occidentales faisaient cause commune avec Kiev pour la deuxième année de la guerre d’invasion. L’aide militaire et financière décollait et le partenariat transatlantique affichait une résolution qu’il n’avait plus montrée depuis de nombreuses années. L’offensive d’été que les Ukrainiens s’apprêtaient à lancer avec le soutien de l’Occident soulevait de grands espoirs.

L’humeur aujourd’hui est morose, et les difficultés stratégiques de l’Europe se multiplient. L’Union doit en effet renforcer sa sécurité économique face à une Chine de plus en plus sûre d’elle-même, améliorer ses relations avec les autres pays au-delà de l’OTAN et bâtir sa propre défense. Les dirigeants occidentaux ont un besoin urgent de définir une stratégie pour parvenir à ces objectifs.

Subscribe to PS Digital
PS_Digital_1333x1000_Intro-Offer1

Subscribe to PS Digital

Access every new PS commentary, our entire On Point suite of subscriber-exclusive content – including Longer Reads, Insider Interviews, Big Picture/Big Question, and Say More – and the full PS archive.

Subscribe Now

Pourtant, si la motivation des hauts responsables de la Commission et des dirigeants des petits États membres ne faisait aucun doute, nombreux sont ceux qui n’ont pas répondu à l’appel. Ainsi le président français, Emmanuel Macron, et le premier ministre polonais, Donald Tusk, récemment élu, sont-ils restés chez eux. Scholz aurait pu profiter de leur présence pour les inviter à une réunion du triangle de Weimar, où se retrouvent les trois pays de l’Union qui consacrent à la défense les budgets les plus importants et sont aussi les principaux soutiens de l’Ukraine. Une telle initiative aurait envoyé un puissant signal.

L’Allemagne a elle-même fait beaucoup de chemin. Outre qu’elle met en place un fonds de 100 milliards d’euros pour atteindre la cible de dépenses de défense de l’OTAN (2 % du PIB des États membres), c’est aussi le principal contributeur européen à l’aide envers l’Ukraine et le premier pays qui ait envoyé une brigade de combat permanente en Lituanie pour renforcer le flan oriental de l’OTAN.

Ces évolutions constituent de solides fondations pour une action à venir – sous condition d’une direction digne de ce nom. On aurait pu espérer que certains dirigeants seraient venus à Munich avec un message coordonné sur les avancées de la coopération de défense, voire en soutenant la proposition de la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, de créer un poste de commissaire à la défense. Cela aurait contribué à un changement de ton avant les élections de juin au Parlement européen. Et bien sûr, en tant que cheffe emmenant la liste du parti populaire européen (PPE), Von der Leyen aurait elle-même pu jouer un rôle public plus important en fixant des objectifs de défense plus ambitieux.

Cette carence générale de leadership et ce manque de coordination ont presque enterré les quelques bonnes nouvelles récentes. Quelques jours avant la conférence de Munich, l’Ukraine a signé des accords bilatéraux de long terme avec le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France. Mais ce fut une autre occasion manquée. Pourquoi les trois plus importants pays européens n’ont-ils pas donné plus de publicité à leur engagement aux côtés de l’Ukraine ? Et pourquoi n’ont-ils pas saisi l’occasion de mettre en place un plan concret afin de répondre aux besoins urgents de Kiev en munitions et d’interrompre les achats d’équipements de la Russie pour ses troupes ?

Munich aurait pu être le moment où les Européens se seraient dressés pour dire : « Si d’autres renoncent, nous redoublerons d’efforts. » Malheureusement, le message qu’on entend le plus souvent des Européens, comme des Américains, c’est que « la démocratie prend du temps ». C’est vrai, en principe, mais l’Ukraine n’a pas le temps de tels atermoiements. Ce sont la sécurité, la démocratie, l’État de droit et la dignité humaine qui sont en jeu en Ukraine, rien de moins. Et comme l’a dit Zelensky : « Les dictateurs ne prennent pas de vacances. »

Pour le dire crûment, les dirigeants européens ont une fois de plus manqué l’occasion de montrer qu’ils avaient une stratégie pour affermir le pilier européen de l’OTAN, pour renforcer sur le continent leur capacité de dissuasion, stabiliser leur voisinage et développer une industrie européenne de défense solide – c’est-à-dire envisager leur propre sécurité.

L’Europe est pourtant face à un agresseur déterminé, qui ne manquera pas de poursuivre ses provocations. Ce n’est que si l’Occident soutient efficacement l’Ukraine que Poutine comprendra que son aventure est vouée à l’échec. La situation exige une action de court terme et un engagement de long terme – l’une et l’autre impossibles sans une prise de conscience et l’affirmation d’un leadership. La plupart des citoyens européens accueilleraient favorablement un changement de ton avant les élections au Parlement. Selon un récent sondage Eupinions, 87 % des personnes interrogées sont favorables à une coopération renforcée de sécurité et de défense.

Le prochain sommet de l’OTAN, au mois de juillet, offrira aux dirigeants européens une nouvelle occasion de démontrer leur sérieux. Si l’Europe ne parvient pas à s’unir sur les questions de défense, l’année 2024 pourrait rester dans l’histoire comme celle qui vit l’abandon de l’Ukraine et la dislocation de l’Alliance atlantique, avec les conséquences que cela entraînerait pour l’Europe et pour le monde.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

https://prosyn.org/vDWeihRfr