bedasso5_ EDUARDO SOTERASAFP via Getty Images_gerd dam Eduardo Soteras/AFP via Getty Images

Comment partager un fleuve ?

JOHANNESBURG/BONN – En 2011, l'Éthiopie a lancé la construction du Grand Barrage de la renaissance éthiopienne (GBRE) sur le Nil Bleu, dans le but de sécuriser ses ressources en eau et de produire de l'énergie hydraulique. Mais ce projet reste très controversé, notamment parce que l'Égypte, située en aval, s'y oppose vigoureusement. À moins que les deux pays ne parviennent à un accord négocié, toute la région risque de sombrer dans un conflit.

Pour l'Éthiopie, le GBRE pourrait régler en partie l'état de pénurie chronique d'énergie qui laisse plus de 55 % de la population du pays sans accès à l'électricité. Le barrage revêt également une dimension émotionnelle, en ce qu'il promet en quelque sorte de réaliser un rêve qui hante depuis longtemps l'imaginaire collectif.

Mais le Nil a une importance stratégique pour chaque pays qu'il touche. Le secteur agricole égyptien dépend en grande partie de ses eaux. La construction de barrages suscite de sérieuses préoccupations pour tous ceux qui vivent en aval.

Cette dépendance mutuelle est la raison pour laquelle, en 1999, dix pays ont créé l'Initiative du bassin du Nil pour discuter de la gestion et du développement durable des ressources du fleuve. L'Initiative a ensuite commencé à élaborer l'Accord-Cadre de Coopération, qui a décrit les principes, les droits et les obligations des pays et qui a cherché à établir une Commission permanente du bassin du Nil pour faciliter la mise en œuvre de l'ACC.

Mais en 2010, l'Égypte et le Soudan ont rejeté l'ACC. Un an plus tard, l'Éthiopie a malgré tout commencé à construire le GBRE, en choisissant d'auto-financer le projet de 4,8 milliards de dollars. Le premier remplissage du réservoir vient d'être achevé dernièrementet les 25 % restants du projet seront terminés au début de la saison sèche.

Pendant ce temps, les pourparlers tripartites, sous la médiation de l'Union africaine, se sont poursuivis notamment cet été, mais n'ont débouché sur aucune avancée en raison de deux pierres d'achoppement. La première est l'atténuation de la sécheresse : l'Égypte veut s'assurer un flux d'eau bien supérieur durant les années sèches à celui que l'Éthiopie est prête à concéder. La seconde est la résolution des litiges : une clause d'arbitrage obligatoire doit-elle être incluse dans un traité ?

Mais le manque de confiance entre les parties n'a fait que redoubler l'impasse, en alimentant des tensions qui pourraient conduire à la violence. Pourtant, l'expérience d'autres pays montre qu'un meilleur résultat est possible.

Dans les années 1970, le Brésil et le Paraguay ont lancé un effort binational pour construire un barrage hydroélectrique imposant sur le Rio Paraná, situé sur leur frontière commune. Le barrage d'Itaipu – achevé en 1984 – produit actuellement près de 88 % de l'électricité du Paraguay et plus de 11 % de l'approvisionnement du Brésil, ce qui en fait un leader mondial en capacité de production d'énergie renouvelable.

Mais le projet du barrage d'Itaipu a connu une résistance considérable de la part de l'Argentine, un pays en aval qui, comme l'Égypte aujourd'hui, s'inquiétait de son approvisionnement en eau. En raison de ses objections, les institutions financières internationales ont d'abord refusé de financer la construction du barrage.

Le problème a été résolu avec la conclusion de l'Acuerdo Tripartito entre l'Argentine, le Brésil et le Paraguay, que les trois pays ont signé en 1979. L'accord a défini des changements acceptables dans les niveaux d'eau, ainsi que des mesures de protection de l'environnement et des normes de qualité de l'eau. Pour surveiller le respect des dispositions, l'accord a établi un mécanisme permettant aux trois pays d'échanger des informations sur les conditions hydrologiques. En outre, un cadre institutionnel de coopération et de gestion des eaux transfrontalières a été créé pour le bassin de Paraná.

Les instruments et les institutions établis à la création du barrage d'Itaipu continuent de favoriser la résolution des litiges. Aujourd'hui, une sécheresse extrême réduit considérablement le débit d'eau du fleuve Paraná. Cela réduit l'approvisionnement en eau de l'Argentine et complique la navigation fluviale. Ce fleuve est en effet essentiel pour le secteur d'exportation agricole du Paraguay dépourvu de littoral.

Alors qu'aucun organe d'arbitrage indépendant n'est en place pour gérer cette crise, les pays concernés ont négocié une solution à l'amiable, fondée sur les traités des années 1970 et sur le droit international. Le conseil binational de gestion du barrage d'Itaipu a accepté de délester juste assez d'eau du réservoir pour atténuer les effets de la sécheresse pour les pays en aval, sans compromettre la production d'énergie. Le travail des commissions techniques et l'échange de données sur les conditions hydrologiques entre les institutions de tous les pays concernés ont été essentiels au succès des négociations.

Cette expérience présente de précieuses leçons pour l'Égypte et l'Éthiopie, en particulier quant à la valeur des traités et du droit international pour la résolution des litiges à long terme. Plus largement, elle nous montre comment l'institutionnalisation et la coopération peuvent contribuer à établir la confiance – et apporter des avantages partagés.

Le projet Itaipu contribue à l'intégration économique régionale en fournissant les ressources nécessaires pour financer les infrastructures, comme les ponts internationaux, les aéroports et les autoroutes, ainsi que les projets de développement social et environnemental. De même, une fois que le GBRE parviendra à sa pleine capacité, il pourra contribuer à la création d'un marché énergétique régional.

Alors que les effets du changement climatique deviennent de plus en plus apparents, il en va de même de l'impératif d'utiliser les ressources naturelles de manière plus efficace et plus équitable, et de passer à des sources d'énergie renouvelable. En suivant l'exemple de l'Argentine, du Brésil et du Paraguay, les pays du Nil peuvent faire des avancées importantes vers ces objectifs et établir un précédent mondial fort pour l'utilisation des ressources transfrontalières, afin de favoriser le développement durable.

https://prosyn.org/JpuMhhMfr