r2hoffman1_Aleksandr DurnovGetty Images_aihuman Aleksandr Durnov/Getty Images

Préceptes pour l'ère de l'IA

PÉROUSE – Les débats sur la technologie sont de plus en plus réduits à des dichotomies tranchées. Pour les uns, l’intelligence artificielle devrait être limitée, pour d’autres accélérée. Thèse et antithèse, mais pas de synthèse. Plutôt que de choisir un camp, nous devrions envisager d’autres appels au ralliement, qui placent l’accent là où il se doit : sur l’humanité.

C’est la raison pour laquelle je propose six préceptes. Le premier s’inscrit en phase avec une célèbre formule prononcée par le général carthaginois Hannibal : « Je trouverai un chemin, ou je le tracerai moi-même ». L’intelligence artificielle se situant encore à un stade très précoce, nous avons à peine effleuré la surface de son potentiel. L’IA peut nous aider à trouver des chemins que nous ne parvenions pas à entrevoir auparavant, ainsi qu’à en créer de nouveaux grâce à la force de la créativité humaine. Les outils tels que ChatGPT, Copilot et Pi sont formés autour de données non seulement issues des êtres humains, mais également relatives aux êtres humains. Loin de nous remplacer, ils nous prolongent.

Imaginez bénéficier d’une suite de réflexions auparavant indiscernable, traversant Gödel, Escher, Bach, Caravage, Rousseau et Vivaldi, ou d’un fil conducteur reliant tous les ingrédients dont vous disposez dans votre cuisine. Une immense collection de créations humaines et de contributions passées se présente devant nous telle une toile en perpétuelle expansion, et nous possédons désormais les outils nécessaires pour en tirer parti au-delà de ce qu’aurait pu imaginer n’importe quelle génération précédente.

Deuxième précepte : « Nous sommes des symboles, et nous habitons des symboles ». C’est ainsi que Ralph Waldo Emerson décrivait l’utilisation que nous faisons du langage pour comprendre, expliquer et façonner le monde. Nous, les êtres humains, avons toujours eu recours à des outils, et c’est précisément ce que sont les symboles. Ils nous permettent de créer des choses qui n’existaient pas auparavant, et qui ne se produisent pas naturellement. Songez au griffon, créature légendaire ailée à la tête d’aigle et au corps de lion. Il est une création humaine, reflet d’une certaine réalité que nous aimerions observer dans le monde. Les êtres humains ont créé les griffons pour des raisons exclusivement humaines. L’IA n’y fait pas exception.

Certes, de nombreuses créations issues de l’imagination humaine – du monstre de Mary Shelley dans Frankenstein au cyborg tueur de James Cameron dans Terminator – sont destinées à mettre en garde. Nous éprouvons naturellement de la peur lorsque nous rencontrons pour la première fois ce qui est « autre », ce qui est « nouveau ». Le griffon nous rappelle cependant que nous pouvons transformer cette peur en un sentiment de possibilité majestueuse. En fin de compte, les êtres humains sont à la fois les créateurs et les produits de leurs symboles, de leur culture, de leur environnement et de leurs décisions. Grâce à l’IA, nous pouvons créer de nouveaux griffons.

Le troisième précepte consiste à bâtir des cathédrales, car elles ennoblissent nos efforts, et transforment de simples regroupements d’humanité en véritables communautés. Les cathédrales comptant parmi les plus impressionnantes créations de l’humanité, il est tout à fait approprié que nous désignions désormais des missions telles que l’alunissage d’Apollo comme des « projets cathédrales ». Ne serait-il pas merveilleux que ces projets fassent autant partie de notre vie quotidienne que les cathédrales dans les villes européennes ?

Secure your copy of PS Quarterly: Age of Extremes
PS_Quarterly_Q2-24_1333x1000_No-Text

Secure your copy of PS Quarterly: Age of Extremes

The newest issue of our magazine, PS Quarterly: Age of Extremes, is here. To gain digital access to all of the magazine’s content, and receive your print copy, subscribe to PS Premium now.

Subscribe Now

Ces projets nécessitent de nombreuses mains, travaillant de concert à travers les régions, les disciplines et parfois même les générations. Comme l’exprimait l’écrivain et aviateur Antoine de Saint-Exupéry, « Une cathédrale est bâtie de pierres, mais la cathédrale ennoblit chacune d’entre elles, qui devient alors une pierre de cathédrale ». Les découvertes scientifiques et les innovations technologiques sont les pierres de la cathédrale du progrès humain.

L’histoire du télescope, celles de la radio, de l’automobile, de l’ascenseur, de l’avion et désormais de l’IA suivent un schéma similaire. Si beaucoup ont découvert l’IA au travers de récentes applications commerciales telles que ChatGPT, plusieurs générations d’innovateurs et d’inventions ont été nécessaires pour en arriver là. Nous avons besoin de grands projets – nés de la coopération mais également d’une saine compétition – pour nous fournir un cap. La manière dont nous concevons et construisons nos cathédrales révèle qui nous sommes, et qui nous voulons être.

Quatrième précepte, nous devons prendre de petits risques si nous entendons avoir une chance de surmonter les plus grands. Plutôt que de tenter d’éliminer entièrement le risque – ce qui est impossible – nous devons accueillir les défis susceptibles d’aboutir à des échecs, car ils créent des opportunités d’itération, de réflexion, de discussion et d’amélioration continue.

N’oublions pas l’un des enseignements de l’économiste Hyman Minsky sur les krachs financiers. Comme il l’avait compris, la « stabilité » est susceptible d’engendrer sa propre forme d’instabilité. Trop de garde-fous dans un système financier peuvent fragiliser la structure, et l’apparence de sécurité aboutir à ce que personne ne soit préparé lorsque ce système se brise.

Cette même leçon s’applique à la réglementation de l’IA. Nous devons non seulement encourager l’innovation, mais également admettre que l’expérimentation – la prise de risques limités – constitue en soi un mécanisme de réduction des risques. En fin de compte, nous bénéficierons d’une meilleure réglementation lorsque ces technologies auront été largement déployées, ce qui aura permis à davantage de personnes de les essayer et de les intégrer dans leur vie. Ici encore, il s’agira d’une aventure commune, faisant intervenir État, secteur privé, presse, monde universitaire, et grand public – c’est-à-dire nous tous.

Cinquième précepte, la technologie est ce qui nous rend humains. Si nous croyons en l’idée que l’IA constitue l’antithèse, et l’humanité la thèse, alors nous anticiperons un avenir fait de cyborgs mi-humains, mi-machines. Or, ce n’est pas comme cela que les choses fonctionnent. La combinaison de la thèse et de l’antithèse ne conduit pas à un agrégat informe, mais à une nouvelle thèse. Toutes deux évoluent ensemble, et la synthèse qui en résulte en l’occurrence n’est autre qu’un être humain meilleur.

Par ailleurs, l’IA peut nous aider à devenir plus humains. Songez à quel point les chatbots et modèles conversationnels d’IA peuvent se montrer réactifs, présents et patients. Ces caractéristiques pourraient exercer sur nous un impact profond. Tout le monde n’a pas nécessairement accès à la gentillesse et au soutien humain. Or, lorsque ces ressources seront facilement disponibles, la capacité de nombreuses personnes à faire preuve de bonté et d’empathie n’en sera que plus grande, sachant que l’empathie peut elle-même engendrer l’empathie. Je pense que cette dimension du potentiel de l’IA n’a pas encore été pleinement appréciée.

Sixième et dernier précepte, nous avons l’obligation de rendre l’avenir meilleur que le présent. Imaginez que dans la poche de chaque être humain puisse être disponible un médecin ou un enseignant numérique. Pourquoi devrions-nous remettre à plus tard cette possibilité ? La vitesse est une vertu lorsqu’il est question de technologie, compte tenu de la capacité inégalée de celle-ci à améliorer l’existence humaine.

Il est nécessaire que chacun s’interroge sur ce à quoi pourrait ressembler une synthèse prometteuse. Et si nous pouvions inaugurer une nouvelle ère de prospérité humaine, dans laquelle la recherche soutenue par l’IA nous permettrait de découvrir de nouveaux traitements, et pourquoi pas d’exploiter la puissance de la fusion nucléaire à temps pour éviter les pires conséquences du changement climatique ? Lorsque l’inconnu approche, il est naturel de songer à ce qui pourrait mal tourner. Mais il est nécessaire – et, plus important encore, humain – de songer à ce qui pourrait bien se passer.

Cet article est adapté d’un discours prononcé à l’Université de Pérouse en mai 2024.

https://prosyn.org/e8DzmDzfr