cordelli1_ Jordan VonderhaarGetty Images_texasabortionprotest Jordan Vonderhaar/Getty Images

La subordination des femmes au Texas

CHICAGO – En 1984, la regrettée juge à la Cour suprême Ruth Bader Ginsburg donnait une conférence sur l’arrêt Roe contre Wade rendu par la haute juridiction des États-Unis et expliquait pourquoi ce jugement de 1973 qui reconnaît le droit constitutionnel à l’avortement a été mal motivé. Le cas, expliquait-elle, n’aurait jamais dû être plaidé comme une simple question de respect de la vie privée et du choix de procréer : le droit à l’avortement est fondamentalement une question d’égalité des genres.

Trente-six ans plus tard, l’État du Texas, avec sa nouvelle loi draconienne sur l’avortement, qui porte en elle un profond bouleversement, lui donne raison. Si la Cour suprême confirme la constitutionnalité de cette loi – elle vient d’entendre les plaidoiries des deux recours portés devant elle et qu’elle doit décider d’examiner ou non – elle renverra les relations de genre à une époque qu’une majorité d’Américains n’ont pas connue.

La loi texane, le Senate Bill 8 (SB 8), interdit non seulement l’avortement après six semaines, mais autorise aussi de simples particuliers à poursuivre quiconque aura prêté assistance à une femme voulant avorter : un employeur dont la paie finance l’acte, un conducteur qui la transporte, un parent ou un compagnon auquel elle se confie. Leur responsabilité est engagée même en l’absence de toute preuve d’intention délibérée. Le chauffeur de taxi qui conduit sans le savoir une personne vers une clinique pratiquant l’interruption volontaire de grossesse encourt, dès lors qu’il lui a fait parcourir la moitié du chemin, une amende supérieure ou égale à 10 000 dollars. La loi texane risque de servir de modèle aux restrictions du droit à l’avortement si la Cour suprême, à la faveur des recours porté devant elle, réduit le champ d’application de Roe. La Floride et l’Ohio rongent déjà leur frein dans l’espoir d’adopter des « remèdes » analogues, applicables par des personnes privées, pour prohiber l’avortement.

Comme on pouvait s’y attendre, la loi texane a déjà placé sous surveillance renforcée les centres de soins prodiguant l’IVG. Mais le SB 8 aura probablement, s’il est jugé constitutionnel, des conséquences plus larges et insidieuses. Il soumettra les femmes à une vie de vulnérabilité et de peur à l’égard de tout requérant susceptible de les poursuivre – c’est-à-dire, aux termes de la loi, à peu près tout le monde.

Non seulement le choix de procréer en est directement affecté, mais se crée, selon trois processus distincts, une relation de dépendance et finalement de subordination des femmes à leur environnement. Elles sont ainsi placées dans une situation intrinsèquement inégale et dégradante – cette conséquence n’a que peu de rapports avec les effets de la loi sur l’avortement en lui-même.

Pour commencer, le SB 8 pousse employeurs, commerçants et chauffeurs de voitures de transport, préparateurs en pharmacie et employés de banque à une surveillance intrusive. Dès lors qu’entre en vigueur le SB 8, tous ces gens ont soudainement intérêt, pécuniairement parlant, à savoir si une femme est ou non enceinte avant de lui venir en aide. Des étrangers, au même titre que des amis intimes, auront un intérêt matériel a connaître la vie sexuelle d’une personne. Ainsi la loi met en péril le droit des femmes, si chèrement conquis, à une vie sexuelle privée, qu’elles soient ou non enceintes. Cette disparition du respect de la vie privée en matière intime et sexuelle et quant aux décisions concernant leur corps aura probablement des répercussions plus graves pour les femmes pauvres et socialement marginalisées, qui dépendent de façon disproportionnée de leurs interactions avec autrui dans leur vie quotidienne.

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En outre, les récompenses et autres mesures d’incitation financière contenues dans le SB 8 vont probablement pousser au renforcement de la surveillance électronique exercée par des entreprises soucieuses de ne pas être tenues pour complices, mais aussi à l’exploitation plus systématique des données de masse pour connaître la situation génésique des femmes. Nombre d’entreprises ont d’ores et déjà recours à des systèmes de surveillance minutieux sur le lieu de travail (qui se sont souvent étendus durant la pandémie) et qui peuvent réunir des éléments de preuve d’une grossesse. D’autres disposent de programmes de bien-être qui collectent des données sur la mobilité, l’indice de masse corporelle, et différents indicateurs biologiques dont on peut déduire une grossesse. Des employeurs peu enclins à courir des risques pourront paramétrer ces systèmes de surveillance sur le lieu de travail riches en données afin de déceler une grossesse.

La loi texane donne ainsi aux acteurs privés l’autorisation, assortie d’un intéressement financier, d’exercer, à un degré ou à un autre, une surveillance du corps des femmes et de leur vie sexuelle privée à laquelle ils ne peuvent soumettre des hommes. Sont également concernées les personnes transgenres, qui peuvent vouloir cacher leur sexe, pour des raisons de sécurité, sur leur lieu de travail, et à qui il devient plus difficile de ne pas révéler leur identité.

La deuxième conséquence porte atteinte, plus encore, à l’intimité. Franchissant le seuil du foyer, le SB 8 s’en prend directement au soutien émotionnel et à la confiance que la famille, le mariage et la vie en couple sont censées prodiguer. Une femme qui confie à un proche ou à son conjoint qu’elle recourra peut-être à une IVG expose cette personne à un risque financier. Outre qu’il vole aux femmes leur droit à une vie sexuelle privée, le SB 8 défait les liens d’amour et d’assistance mutuelle qui réconfortent nombre d’entre nous et donnent un sens à nos vies.

L’amitié sera également compromise. Que se passera-t-il lorsqu’une femme demandera à un ami de lui emprunter quelque argent afin de se rendre dans l’Oklahoma voisin ? L’ami en question doit-il désormais lui demander si c’est pour y accéder à une IVG ? Contrairement à l’injonction biblique, le SB 8 fait de tout un chacun le gardien de sa sœur, mais un gardien inique et égoïste.

Enfin, et c’est encore plus inquiétant, le SB 8 ne tolère pas d’exception en cas de viol. Aux termes de la loi, une mère qui conduit sa fille à la clinique peut être poursuivie, alors que le violeur de sa fille ne peut l’être. Greg Abbott, le gouverneur du Texas affirme qu’une exception en cas de viol n’est pas nécessaire car les viols donnent systématiquement lieu à des poursuites. Ce serait absurde si ce n’était horriblement faux. Si l’on considère l’ensemble du territoire des États-Unis, une majorité des victimes d’agression sexuelle ne déclarent pas même les faits aux forces de l’ordre. C’est vrai au Texas comme ailleurs.

La loi place les femmes dans une situation fragilisée et de subordination, moins libres encore qu’avant, comparées aux hommes, de vivre sans une surveillance renforcée et systématiquement, spécifiquement sujettes aux caprices de tierces personnes. Ce que dit Jacqueline Rose, de l’institut Birbeck des humanités de l’université de Londres, à propos du harcèlement sexuel dont les femmes sont victimes vaut également pour le SB 8 : « Il ne s’agit pas seulement de s’emparer du corps des femmes, mais aussi d’envahir leur esprit. »

Nous pensons que l’objectif poursuivi par le SB 8 va encore plus loin. Il a été conçu pour maintenir les femmes à un statut inférieur dans la société. La juge Ginsburg avait raison : le droit à la liberté de procréation est essentiel à l’égalité des femmes.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

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