brosda1_Matt CardyGetty Images_social media news Matt Cardy/Getty Images

La démocratisation des médias nuirait-elle à la démocratie ?

HAMBOURG – Il arrive qu’une promesse accomplie fasse figure de punition. Lorsque fut inventée la radio, voici plus de cent ans, le dramaturge Bertolt Brecht faisait observer qu’elle n’atteindrait toutes ses possibilités qu’après être devenue, plutôt qu’un simple canal de diffusion, un véritable moyen de communication. Car il y a une grande différence entre permettre à quelques-uns de parler à tous et donner à chacun les moyens de s’adresser au monde.

Et aujourd’hui, grâce aux technologies numériques, tout le monde parle à tout le monde. Sans que s’en trouvent pourtant renforcées la compréhension mutuelle ni la raison publique. Bien au contraire, les sociétés ouvertes semblent avoir les plus grandes difficultés à utiliser avec sagacité cette évolution pourtant longtemps espérée.

Les vingt dernières années ont balayé une bonne part des espérances que portait la révolution numérique. Tous auraient accès, rêvait-on, aux mêmes faits, avant que n’apparaissent les fake news ; la conversation généralisée est devenue un concours de d’impostures et de coups de gueule ; la diversité créatrice attendue a succombé aux monopoles et le débat démocratique est étouffé sous le vacarme des slogans. Ceux qui accaparent l’attention gagneront peut-être les premières manches de la partie, mais ils produisent peu de lumières et beaucoup de bruits. Et la cacophonie dans l’opinion publique augmente, car les plateformes numériques sont conçues pour encourager discordances et discordes et en tirer profit.

Le Digital News Report de l’institut Reuter, entre autres études, a régulièrement montré que ceux qui expriment des vues politiques extrêmes et marginales recourent beaucoup plus volontiers aux réseaux sociaux. On ne saurait s’en étonner. Quand on se satisfait peu ou prou du statu quo, qu’on s’y adapte, on a généralement peu de raisons de diffuser publiquement sur les ondes ou les réseaux son ressentiment. Même un philosophe de la dimension de Jürgen Habermas reconnaissait, récemment, que la colère avait souvent nourri ses interventions publiques.

Les citoyens d’aujourd’hui ne donnent plus guère à leurs mécontentements la forme d’arguments politiques mûrement considérés, parce qu’il est plus simple de laisser s’écouler en ligne sa rancœur. En conséquence de quoi, l’attention générale est captée par des marges, qui s’emparent de l’opinion publique. Le consensus semble plus que jamais hors d’atteinte.

Des professionnels des médias, comme Steve Bannon, le stratège de la campagne présidentielle de Trump en 2016, ont exploité à leurs fins cette situation créée par la technologie. Pour Bannon : « L’opposition, ce sont les médias, et pour y réagir, il faut arroser de merde tout le secteur. » Faire déborder la scène publique d’affirmations et de revendications absurdes, jusqu’à ce que plus personne ne croie en rien. À mesure que les organes de presses respectés et respectables seront aspirés par le maelstrom, ils perdront, au moins dans une partie de l’opinion, leur crédibilité. La fragmentation de la vie publique devient alors inévitable.

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Dans The Death of Truth (« La Mort de la vérité), publié en 2019, le critique littéraire Michiko Kakutani analyse la façon dont les populistes d’extrême droite ont repris à leur compte les idées post-modernes pour nier la possibilité même d’une vérité partageable. Détournant l’argument de la subjectivité, laquelle détermine en dernier ressort la vision du monde de tout un chacun, ils refusent toute tentative de comparaison discursive et adoptent une conception de la vie publique exclusivement fondée sur le bruit : le gagnant est celui qui dispose du mégaphone le plus puissant.

Dans le même temps, les forces démocratiques des sociétés n’ont opposé qu’une résistance trop faible à ces manipulations. Si l’on veut, dès lors, sauver le consensus démocratique, il devient indispensable de reconstruire le concept d’espace public et de montrer que la diversité de nos perceptions du monde est pleinement compatible avec l’élaboration d’un projet commun et d’une vision commune de l’avenir. Construire un consensus social dans des sociétés pluralistes et de plus en plus globalisées peut sembler difficile. C’est pourtant indispensable.

Il ne suffit pas de comprendre la structure de l’État et le système électoral. Les institutions éducatives doivent désormais enseigner les médias et leurs clés de lecture aux élèves et aux étudiants. Dans la « société éditoriale », dont chaque citoyen devient potentiellement le chroniqueur, cette formation (à la fois philosophique et technique) devrait faire partie intégrante de tous les cursus, de l’école à l’université.

Il faudrait de même, car les citoyens ont le devoir de participer à la réflexion commune, qu’une véritable politique des médias s’ouvre à des programmes susceptibles de renforcer et de défendre la démocratie. Nous ne devons pas accepter que le pouvoir médiatique se concentre dans quelques mains. Nous ne pouvons demeurer passifs ni face aux milliardaires dominants qui achètent et restructurent à leur guise les grandes plateformes numériques ni devant l’extension des « déserts informationnels » (où les enquêtes journalistiques factuelles et indépendantes ne sont plus rentables économiquement).

La solution passe par la mise en place de politiques réglementaires qui reconnaissent le journalisme comme un bien public méritant à ce titre protection et même assistance. La communication factuelle étant indispensable à la démocratie, il est légitime de créer et de soutenir des plateformes à but non lucratif suffisamment isolées des contraintes et des exigences du marché, capables de participer à une vie publique en grande partie déterminée par les éditeurs privés, les chaînes de radio- et de télédiffusion publiques et les plateformes numériques évoluant au gré de la technologie. Soumises à de critères de qualité appropriés, de telles institutions à but non lucratif peuvent encourager l’innovation et permettre que soient entendues les voix de groupes différents.

La fonction du journalisme dans la vie publique évolue bien sûr avec le temps. Comme le note Jeff Jarvis, journaliste et enseignant, la tâche de médiation et de modération ne se limite plus aujourd’hui à rassembler les grands courants de pensée. Les journalistes doivent aussi fournir des synthèses et aider le citoyen à s’orienter sur les nouvelles places publiques que sont les réseaux sociaux. Dans une société qui croule de plus en plus sous l’information et que guette pourtant la sous-information, les journalistes doivent restituer les contextes et organiser les flux, sans se contenter d’ajouter l’information à l’information.

Il nous faut admettre que l’innovation est tout autant un phénomène social et culturel qu’une donnée technologique et économique. Cette étape conceptuelle est indispensable pour que la technologie accomplisse la promesse d’émancipation qu’elle porte. Que chacun puisse sans limite s’exprimer et s’informer peut être une chance pour la démocratie, à condition toutefois que nous soyons aptes à débattre de la façon dont nous voulons à l’avenir mener nos débats.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

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