DAVOS – Depuis le dernier rassemblement annuel du Forum économique mondial, le cours de l’histoire a considérablement changé. La Russie a envahi l’Ukraine, bouleversant au plus profond d’elle-même une Union européenne créée pour empêcher le retour de la guerre sur le continent. Même lorsque les combats auront cessé, ce qui arrivera tôt ou tard, la situation ne retournera jamais au statu quo ante bellum. L’invasion russe pourrait bien constituer le commencement d’une troisième guerre mondiale, à laquelle notre civilisation risque de ne pas survivre.
L’invasion de l’Ukraine n’est pas tombée du ciel. Depuis au moins un demi-siècle, le monde voit de plus en plus s’affronter deux systèmes de gouvernance diamétralement opposés : la société ouverte et la société fermée. Permettez-moi de les définir aussi simplement que possible.
Dans une société ouverte, le rôle de l’État consiste à protéger la liberté de l’individu ; dans une société fermée, le rôle de l’individu consiste à servir ceux qui règnent à la tête de l’État. Plusieurs autres problématiques communes à toute l’humanité – lutte contre les pandémies et le changement climatique, prévention d’une guerre nucléaire, préservation des institutions mondiales – sont passées au second plan par rapport à ce conflit systémique. C’est la raison pour laquelle je parle de risque pour la survie de notre civilisation.
J’ai commencé à entreprendre ce que j’appelle une démarche de philanthropie politique dans les années 1980, époque à laquelle une grande partie du monde demeurait sous le joug du communisme. Je voulais aider les indignés désireux de lutter contre l’oppression. J’ai créé des fondations les unes après les autres, dans une succession rapide au sein de ce qui était à cette période l’empire soviétique. Cet effort a porté ses fruits au-delà de ce que j’avais imaginé.
Cette époque passionnante a coïncidé avec une période de réussite financière personnelle, qui m’a permis de faire passer mes dons annuels de 3 millions $ en 1984 à plus de 300 millions trois ans plus tard.
Après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, le vent a commencé à tourner en défaveur des sociétés ouvertes. Les régimes répressifs sont désormais en pleine dynamique, tandis que les sociétés ouvertes se trouvent assiégées, menacées principalement par la Chine et la Russie.
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J’ai longtemps et profondément réfléchi aux raisons de ce changement majeur. Une partie de la réponse réside dans le développement rapide des technologies numériques, et notamment de l’intelligence artificielle.
L’écueil technologique
En théorie, l’IA devrait être politiquement neutre : elle peut être utilisée aux fins du bien ou du mal. En pratique, elle crée un effet asymétrique. L’IA est particulièrement efficace dans la production d’outils de contrôle qui appuient les régimes répressifs, et qui mettent à mal les sociétés ouvertes. Le COVID-19 a contribué à légitimer l’utilisation de ces instruments de contrôle, en raison de leur utilité réelle dans la lutte contre la pandémie.
Le développement rapide de l’IA est allé de paire avec la montée en puissance des sociétés du Big Tech et des plateformes de réseaux sociaux. Ces conglomérats n’ont pas tardé à dominer l’économie mondiale, forts d’une portée absolument planétaire.
Ces évolutions ont produit des retombées considérables. Elles ont accentué le conflit entre la Chine et les États-Unis. Pékin a fait de ses plateformes technologiques de véritables championnes nationales. Les États-Unis se sont montrés plus hésitants, car davantage préoccupés par les effets de ces technologies sur les libertés individuelles.
Ces différentes attitudes apportent un nouvel éclairage sur le conflit entre les deux systèmes de gouvernance. La Chine du président Xi Jinping, qui collecte des données personnelles pour surveiller et contrôler ses citoyens plus intensément que n’importe quel autre pays dans l’histoire, devrait a priori bénéficier de ces évolutions. Or, comme je l’expliquerai, ce n’est pas le cas.
Poutine et Xi en duo
Revenons sur les événements récents, en particulier sur la rencontre du 4 février entre Xi et le président russe Vladimir Poutine, lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques d’hiver de Pékin. Dans une longue déclaration, tous deux annoncent une coopération « sans limite » entre les deux pays. Poutine informe Xi qu’une « opération militaire spéciale » aura lieu en Ukraine. Bien qu’il soit difficile de déterminer si Xi savait à cet instant que le président russe avait à l’esprit une invasion totale, les experts militaires américains et britanniques ont sans aucun doute informé leurs homologues chinois de ce qui se préparait. Xi approuve, mais demande à Poutine de patienter jusqu’à la conclusion des JO d’hiver.
De son côté, Xi maintiendra avec détermination la tenue des JO, malgré l’apparition d’un variant Omicron extrêmement contagieux, dont la propagation ne fait que débuter à cette période en Chine. Les organisateurs feront tout pour constituer une bulle hermétique autour des athlètes, et les JO s’achèveront sans incident.
Omicron commencera toutefois à s’installer dans la population, tout d’abord à Shanghai, première ville et cœur commercial de la Chine. Le virus se propage aujourd’hui au reste du pays. Or, Xi persiste jusqu’à ce jour dans la mise en œuvre de sa politique zéro COVID-19, qui inflige d’immenses difficultés à la population de Shanghai, en imposant aux habitants de se rendre dans des centres de quarantaine improvisés plutôt que de leur permettre de s’isoler à la maison. Les habitants de Shanghai sont poussés jusqu’au bord d’un soulèvement pur et simple.
Si de nombreux observateurs s’étonnent de cette approche a priori irrationnelle face à la pandémie, une explication existe : Xi cache un secret coupable. Il n’a jamais dit à la population chinoise qu’elle s’était fait injecter un vaccin conçu pour cibler le variant initial de Wuhan, un vaccin qui protège très peu contre les nouveaux variants.
Xi ne peut se permettre d’avouer cette réalité, dans la mesure où il vit une période très délicate de sa carrière. Son deuxième mandat au pouvoir expire cet automne, et il entend être élu une troisième fois (ce qui serait une première en Chine) pour finalement devenir chef d’État à vie. Il a soigneusement chorégraphié un processus lui permettant d’accomplir l’ambition de sa vie, et tout doit être subordonné à cet objectif.
Résistance face à la Russie
Pendant ce temps, « l’opération militaire spéciale » de Poutine ne se déroule pas comme prévu. Le président russe avait annoncé que ses soldats seraient accueillis en libérateurs par la population russophone d’Ukraine. Ses militaires avaient emporté avec eux un uniforme de cérémonie en vue d’une parade victorieuse.
Au lieu de cela, l’Ukraine a mené une résistance contre toute attente puissante, et infligé de sérieuses pertes à l’armée d’invasion russe, qui était mal équipée, mal dirigée, et dont le moral s’est rapidement détérioré. Les États-Unis et l’UE sont venus au secours de l’Ukraine en lui fournissant des armes. Grâce à leur aide, l’Ukraine est parvenue à l’emporter sur l’armée russe, bien supérieure en nombre, dans la bataille pour Kiev.
Poutine ne pouvait pas se permettre de reconnaître sa défaite et de modifier ses plans en conséquence. Il a ainsi chargé le général Vladimir Shamanov, connu pour sa cruauté lors du siège de Grozny, puis pour sa brutalité dans la campagne de Syrie, de produire des résultats avant le 9 mai, date de célébration du Jour de la Victoire.
Poutine n’aura cependant pas grand-chose à célébrer. Shamanov concentrera ses efforts sur la ville portuaire de Marioupol, peuplée hier par 400 000 habitants, qu’il réduira en cendres comme Grozny, à l’issue d’une longue période de résistance des défenseurs ukrainiens de la ville.
Le retrait précipité de Kiev révélera les atrocités commises par l’armée de Poutine contre la population civile de la périphérie du nord de la ville. Ces crimes de guerre sont aujourd’hui parfaitement documentés, et les images de civils massacrés par les troupes russes dans des villages tels que Boutcha suscitent l’indignation à travers le monde, excepté en Russie, où la population demeure peu informée de la guerre que mène Poutine.
L’invasion de l’Ukraine est désormais entrée dans une nouvelle phase, plus difficile pour les défenseurs du pays. L’armée ukrainienne doit actuellement combattre en terrain dégagé, où la supériorité numérique des forces russes est plus difficile à surmonter.
Les Ukrainiens font de leur mieux, en contre-attaquant, parfois même en pénétrant courageusement en territoire russe. Ces tactiques ont pour avantage de faire connaître à la population russe ce qu’il se passe réellement.
Les États-Unis fournissent eux aussi leurs meilleurs efforts pour réduire le fossé financier entre la Russie et l’Ukraine, dernièrement en ayant alloué un montant sans précédent de 40 milliards $ d’aide militaire et financière en faveur du gouvernement ukrainien. Je ne saurais en prédire l’issue, mais l’Ukraine a probablement ses chances dans la bataille.
Une Europe plus unie
Récemment, le Premier ministre Mario Draghi et plusieurs autres dirigeants européens sont allés encore plus loin. Ils entendent utiliser l’invasion russe en Ukraine pour promouvoir encore davantage d’intégration européenne, afin que l’actuelle démarche de Poutine ne puisse jamais se reproduire.
L’ancien Premier ministre italien Enrico Letta, chef du Partito Democratico, a proposé un projet d’Europe partiellement fédérale. La partie fédérale couvrirait les affaires étrangères, l’asile, l’énergie, la défense, ainsi que les politiques sociales et de santé. Beaucoup insistent, et j’en fais partie, pour que la sécurité alimentaire et climatique figure également sur la liste.
Dans ce cœur fédéral de l’Europe, aucun État membre ne disposerait d’un droit de veto. Dans les autres domaines politiques, les États membres pourraient rejoindre des « coalitions de pays volontaires », ou simplement conserveur leur droit de veto.
Dans le cadre d’un élargissement significatif de son approche proeuropéenne, le président français Emmanuel Macron insiste sur l’importance d’une expansion géographique, et sur la nécessité pour l’UE de s’y préparer. Non seulement l’Ukraine, mais également la Moldavie, la Géorgie et les pays des Balkans occidentaux devraient pouvoir demander leur entrée dans l’UE. Il faudra du temps pour en organiser les modalités, mais l’Europe semble avancer dans la bonne direction. Elle a en effet réagi à l’invasion de l’Ukraine avec davantage de rapidité, d’unité et de vigueur que jamais au cours de son histoire. Après des débuts hésitants, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, est elle aussi devenue une puissante voix proeuropéenne.
La dépendance de l’Europe vis-à-vis des énergies fossiles russes demeure cependant excessive, notamment en raison des politiques mercantilistes menées par l’ancienne chancelière allemande Angela Merkel, qui a conclu des accords spécifiques avec la Russie pour l’approvisionnement gazier, et fait de la Chine le plus grand partenaire commercial de Berlin. L’Allemagne est devenue l’économie la plus performante d’Europe, mais elle en paye aujourd’hui lourdement le prix. Il est nécessaire que l’économie allemande se réoriente, ce qui demandera beaucoup de temps.
Le chancelier allemand Olaf Scholz a été élu sur sa promesse de continuité par rapport aux politiques et au style de gouvernance de Merkel. Les événements l’ont cependant contraint à abandonner cette continuité, ce qui n’a pas été facile, car il lui a fallu rompre avec plusieurs traditions chères à son propre Parti social-démocrate.
Sur le plan du maintien de l’unité européenne, en revanche, Scholz semble agir dans le bon sens. Il a suspendu le gazoduc Nord Stream 2, élevé à 100 milliards € le budget allemand de la défense, et il fournit des armes à l’Ukraine, rompant ainsi avec un tabou de longue date. De manière générale, les démocraties occidentales réagissent avec une détermination comparable face à l’invasion russe en Ukraine.
Le désastre des despotes
Que sont parvenus à accomplir les deux dictateurs, Poutine et Xi, désormais unis par une alliance ? Tous deux ont beaucoup en commun. Ils règnent par intimidation, et commettent par conséquent des erreurs ahurissantes. Poutine s’attendait à être accueilli en Ukraine en libérateur. De même, Xi persiste dans une politique zéro COVID-19 absolument intenable.
Poutine semble avoir compris sa terrible erreur dans l’invasion de l’Ukraine, et préparer désormais le terrain pour la négociation d’un cessez-le-feu. Or, le dirigeant russe n’étant pas digne de confiance, l’arrêt des combats ne peut être négocié. Il faudrait pour cela que Poutine entame des négociations de paix, ce qu’il ne fera jamais puisque cela signifierait abdiquer.
La situation est confuse. Un expert militaire opposé à l’invasion a pu se rendre sur un plateau de télévision russe pour informer le public du désastre de la situation. Plus tard, il jurait allégeance à Poutine. De même, constat intéressant, Xi continue de soutenir Poutine, mais le « sans limite » n’est plus d’actualité.
Il y a là un début d’explication des raisons pour lesquelles Xi est voué à échouer. Le fait d’avoir autorisé Poutine à lancer une attaque sans succès contre l’Ukraine n’a pas servi les intérêts de la Chine. Bien que Pékin soit le partenaire dominant dans l’alliance avec la Russie, le manque d’affirmation de Xi a permis à Poutine d’usurper cette position. La plus grave erreur de Xi n’en demeure pas moins son entêtement à imposer une politique zéro COVID.
Les confinements répétés ont engendré des retombées catastrophiques, avec une économie chinoise en chute libre jusqu’au mois de mars. En avril, l’indice logistique national autoroutier, qui mesure le transport de marchandises en Chine, chutait de 70 % par rapport à l’année précédente. Rien qu’à Shanghai, cet indice est tombé à 17 % du niveau de l’année antérieure. Le volume de fret étant transporté à plus de 80 % par des poids lourds en Chine, ces chiffres indiquent un quasi-effondrement des expéditions commerciales à l’intérieur du pays.
De même, l’indice Caixin Composite PMI, qui utilise les données collectées auprès d’environ 400 entreprises pour suivre les tendances du secteur privé en Chine – notamment les ventes, les nouvelles commandes, l’emploi, les stocks, et les prix – est tombé à 37,2 contre 43,9 au mois de mars. Un PMI inférieur à 50 est synonyme de contraction de l’économie. Ce sérieux déclin de l’activité économique de la Chine est voué à entraîner des conséquences mondiales. Or, à ce jour, les démarches d’anticipation de ces conséquences se font rares.
Ces résultats négatifs continueront de prendre de l’ampleur jusqu’à ce que Xi change de cap – ce qu’il ne fera jamais, tant il est incapable de reconnaître ses erreurs. Venant s’ajouter à la crise immobilière en Chine, les dégâts seront si conséquents qu’ils impacteront nécessairement l’économie mondiale. Compte tenu des perturbations sur les chaînes d’approvisionnement, l’inflation mondiale risque de se transformer en dépression planétaire.
Minimiser les risques
Pour l’Occident, le dilemme face à la Russie réside en ce que plus Poutine s’affaiblira, plus il deviendra imprévisible. La pression est palpable pour les États membres de l’UE. Ils réalisent que Poutine n’attendra peut-être pas qu’ils aient développé des sources d’énergie alternatives pour couper lui-même l’arrivée de gaz, au moment le plus douloureux, comme il l’a fait pour la Bulgarie, la Pologne et la Finlande.
Présenté la semaine dernière, le programme REPowerEU illustre ces craintes. Scholz apparaît particulièrement inquiet, sachant les accords spéciaux conclus par Merkel avec la Russie. Draghi se montre plus courageux, bien que la dépendance gazière de l’Italie soit quasiment aussi forte que celle de l’Allemagne. L’Europe verra sa cohésion mise à rude épreuve. Pour autant, si elle continue d’agir de concert, elle pourra renforcer sa sécurité énergétique et son leadership face au changement climatique.
Quid de la Chine ? Les ennemis de Xi sont nombreux. Personne n’ose s’en prendre directement à lui qui est au contrôle de tous les instruments de surveillance et de répression. Chacun sait néanmoins qu’au sein du Parti communiste, les dissensions sont devenues si prononcées qu’elles se retrouvent publiées dans les articles de presse à disposition de la population générale.
Contre toute attente, les erreurs commises par Xi pourrait lui coûter ce troisième mandat qu’il espère tant. Et même s’il l’obtient, le Politburo ne lui donnera peut-être pas carte blanche pour la sélection des membres du prochain bureau politique, ce qui restreindrait considérablement son pouvoir et son influence, tout en réduisant la probabilité d’un Xi dirigeant à vie.
Pendant ce temps, tandis que les combats font rage en Ukraine, la lutte contre le changement climatique a été reléguée au second plan. Or, les experts nous expliquent que notre retard est déjà considérable, et que le changement climatique est sur le point de devenir irréversible. Ce pourrait être la fin de notre civilisation.
Je trouve cette perspective particulièrement effrayante. La plupart d’entre nous acceptons qu’un jour nous mourrons, mais nous avons tendance à considérer comme acquis que notre civilisation survivra.
C’est pourquoi nous devons mobiliser toutes nos ressources pour mettre rapidement un terme à la guerre. Peut-être le meilleur moyen de préserver notre civilisation consiste-t-il à vaincre Poutine. C’est une nécessité essentielle.
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Although Americans – and the world – have been spared the kind of agonizing uncertainty that followed the 2020 election, a different kind of uncertainty has set in. While few doubt that Donald Trump's comeback will have far-reaching implications, most observers are only beginning to come to grips with what those could be.
consider what the outcome of the 2024 US presidential election will mean for America and the world.
Anders Åslund
considers what the US presidential election will mean for Ukraine, says that only a humiliating loss in the war could threaten Vladimir Putin’s position, urges the EU to take additional steps to ensure a rapid and successful Ukrainian accession, and more.
From the economy to foreign policy to democratic institutions, the two US presidential candidates, Kamala Harris and Donald Trump, promise to pursue radically different agendas, reflecting sharply diverging visions for the United States and the world. Why is the race so nail-bitingly close, and how might the outcome change America?
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DAVOS – Depuis le dernier rassemblement annuel du Forum économique mondial, le cours de l’histoire a considérablement changé. La Russie a envahi l’Ukraine, bouleversant au plus profond d’elle-même une Union européenne créée pour empêcher le retour de la guerre sur le continent. Même lorsque les combats auront cessé, ce qui arrivera tôt ou tard, la situation ne retournera jamais au statu quo ante bellum. L’invasion russe pourrait bien constituer le commencement d’une troisième guerre mondiale, à laquelle notre civilisation risque de ne pas survivre.
L’invasion de l’Ukraine n’est pas tombée du ciel. Depuis au moins un demi-siècle, le monde voit de plus en plus s’affronter deux systèmes de gouvernance diamétralement opposés : la société ouverte et la société fermée. Permettez-moi de les définir aussi simplement que possible.
Dans une société ouverte, le rôle de l’État consiste à protéger la liberté de l’individu ; dans une société fermée, le rôle de l’individu consiste à servir ceux qui règnent à la tête de l’État. Plusieurs autres problématiques communes à toute l’humanité – lutte contre les pandémies et le changement climatique, prévention d’une guerre nucléaire, préservation des institutions mondiales – sont passées au second plan par rapport à ce conflit systémique. C’est la raison pour laquelle je parle de risque pour la survie de notre civilisation.
J’ai commencé à entreprendre ce que j’appelle une démarche de philanthropie politique dans les années 1980, époque à laquelle une grande partie du monde demeurait sous le joug du communisme. Je voulais aider les indignés désireux de lutter contre l’oppression. J’ai créé des fondations les unes après les autres, dans une succession rapide au sein de ce qui était à cette période l’empire soviétique. Cet effort a porté ses fruits au-delà de ce que j’avais imaginé.
Cette époque passionnante a coïncidé avec une période de réussite financière personnelle, qui m’a permis de faire passer mes dons annuels de 3 millions $ en 1984 à plus de 300 millions trois ans plus tard.
Après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, le vent a commencé à tourner en défaveur des sociétés ouvertes. Les régimes répressifs sont désormais en pleine dynamique, tandis que les sociétés ouvertes se trouvent assiégées, menacées principalement par la Chine et la Russie.
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J’ai longtemps et profondément réfléchi aux raisons de ce changement majeur. Une partie de la réponse réside dans le développement rapide des technologies numériques, et notamment de l’intelligence artificielle.
L’écueil technologique
En théorie, l’IA devrait être politiquement neutre : elle peut être utilisée aux fins du bien ou du mal. En pratique, elle crée un effet asymétrique. L’IA est particulièrement efficace dans la production d’outils de contrôle qui appuient les régimes répressifs, et qui mettent à mal les sociétés ouvertes. Le COVID-19 a contribué à légitimer l’utilisation de ces instruments de contrôle, en raison de leur utilité réelle dans la lutte contre la pandémie.
Le développement rapide de l’IA est allé de paire avec la montée en puissance des sociétés du Big Tech et des plateformes de réseaux sociaux. Ces conglomérats n’ont pas tardé à dominer l’économie mondiale, forts d’une portée absolument planétaire.
Ces évolutions ont produit des retombées considérables. Elles ont accentué le conflit entre la Chine et les États-Unis. Pékin a fait de ses plateformes technologiques de véritables championnes nationales. Les États-Unis se sont montrés plus hésitants, car davantage préoccupés par les effets de ces technologies sur les libertés individuelles.
Ces différentes attitudes apportent un nouvel éclairage sur le conflit entre les deux systèmes de gouvernance. La Chine du président Xi Jinping, qui collecte des données personnelles pour surveiller et contrôler ses citoyens plus intensément que n’importe quel autre pays dans l’histoire, devrait a priori bénéficier de ces évolutions. Or, comme je l’expliquerai, ce n’est pas le cas.
Poutine et Xi en duo
Revenons sur les événements récents, en particulier sur la rencontre du 4 février entre Xi et le président russe Vladimir Poutine, lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques d’hiver de Pékin. Dans une longue déclaration, tous deux annoncent une coopération « sans limite » entre les deux pays. Poutine informe Xi qu’une « opération militaire spéciale » aura lieu en Ukraine. Bien qu’il soit difficile de déterminer si Xi savait à cet instant que le président russe avait à l’esprit une invasion totale, les experts militaires américains et britanniques ont sans aucun doute informé leurs homologues chinois de ce qui se préparait. Xi approuve, mais demande à Poutine de patienter jusqu’à la conclusion des JO d’hiver.
De son côté, Xi maintiendra avec détermination la tenue des JO, malgré l’apparition d’un variant Omicron extrêmement contagieux, dont la propagation ne fait que débuter à cette période en Chine. Les organisateurs feront tout pour constituer une bulle hermétique autour des athlètes, et les JO s’achèveront sans incident.
Omicron commencera toutefois à s’installer dans la population, tout d’abord à Shanghai, première ville et cœur commercial de la Chine. Le virus se propage aujourd’hui au reste du pays. Or, Xi persiste jusqu’à ce jour dans la mise en œuvre de sa politique zéro COVID-19, qui inflige d’immenses difficultés à la population de Shanghai, en imposant aux habitants de se rendre dans des centres de quarantaine improvisés plutôt que de leur permettre de s’isoler à la maison. Les habitants de Shanghai sont poussés jusqu’au bord d’un soulèvement pur et simple.
Si de nombreux observateurs s’étonnent de cette approche a priori irrationnelle face à la pandémie, une explication existe : Xi cache un secret coupable. Il n’a jamais dit à la population chinoise qu’elle s’était fait injecter un vaccin conçu pour cibler le variant initial de Wuhan, un vaccin qui protège très peu contre les nouveaux variants.
Xi ne peut se permettre d’avouer cette réalité, dans la mesure où il vit une période très délicate de sa carrière. Son deuxième mandat au pouvoir expire cet automne, et il entend être élu une troisième fois (ce qui serait une première en Chine) pour finalement devenir chef d’État à vie. Il a soigneusement chorégraphié un processus lui permettant d’accomplir l’ambition de sa vie, et tout doit être subordonné à cet objectif.
Résistance face à la Russie
Pendant ce temps, « l’opération militaire spéciale » de Poutine ne se déroule pas comme prévu. Le président russe avait annoncé que ses soldats seraient accueillis en libérateurs par la population russophone d’Ukraine. Ses militaires avaient emporté avec eux un uniforme de cérémonie en vue d’une parade victorieuse.
Au lieu de cela, l’Ukraine a mené une résistance contre toute attente puissante, et infligé de sérieuses pertes à l’armée d’invasion russe, qui était mal équipée, mal dirigée, et dont le moral s’est rapidement détérioré. Les États-Unis et l’UE sont venus au secours de l’Ukraine en lui fournissant des armes. Grâce à leur aide, l’Ukraine est parvenue à l’emporter sur l’armée russe, bien supérieure en nombre, dans la bataille pour Kiev.
Poutine ne pouvait pas se permettre de reconnaître sa défaite et de modifier ses plans en conséquence. Il a ainsi chargé le général Vladimir Shamanov, connu pour sa cruauté lors du siège de Grozny, puis pour sa brutalité dans la campagne de Syrie, de produire des résultats avant le 9 mai, date de célébration du Jour de la Victoire.
Poutine n’aura cependant pas grand-chose à célébrer. Shamanov concentrera ses efforts sur la ville portuaire de Marioupol, peuplée hier par 400 000 habitants, qu’il réduira en cendres comme Grozny, à l’issue d’une longue période de résistance des défenseurs ukrainiens de la ville.
Le retrait précipité de Kiev révélera les atrocités commises par l’armée de Poutine contre la population civile de la périphérie du nord de la ville. Ces crimes de guerre sont aujourd’hui parfaitement documentés, et les images de civils massacrés par les troupes russes dans des villages tels que Boutcha suscitent l’indignation à travers le monde, excepté en Russie, où la population demeure peu informée de la guerre que mène Poutine.
L’invasion de l’Ukraine est désormais entrée dans une nouvelle phase, plus difficile pour les défenseurs du pays. L’armée ukrainienne doit actuellement combattre en terrain dégagé, où la supériorité numérique des forces russes est plus difficile à surmonter.
Les Ukrainiens font de leur mieux, en contre-attaquant, parfois même en pénétrant courageusement en territoire russe. Ces tactiques ont pour avantage de faire connaître à la population russe ce qu’il se passe réellement.
Les États-Unis fournissent eux aussi leurs meilleurs efforts pour réduire le fossé financier entre la Russie et l’Ukraine, dernièrement en ayant alloué un montant sans précédent de 40 milliards $ d’aide militaire et financière en faveur du gouvernement ukrainien. Je ne saurais en prédire l’issue, mais l’Ukraine a probablement ses chances dans la bataille.
Une Europe plus unie
Récemment, le Premier ministre Mario Draghi et plusieurs autres dirigeants européens sont allés encore plus loin. Ils entendent utiliser l’invasion russe en Ukraine pour promouvoir encore davantage d’intégration européenne, afin que l’actuelle démarche de Poutine ne puisse jamais se reproduire.
L’ancien Premier ministre italien Enrico Letta, chef du Partito Democratico, a proposé un projet d’Europe partiellement fédérale. La partie fédérale couvrirait les affaires étrangères, l’asile, l’énergie, la défense, ainsi que les politiques sociales et de santé. Beaucoup insistent, et j’en fais partie, pour que la sécurité alimentaire et climatique figure également sur la liste.
Dans ce cœur fédéral de l’Europe, aucun État membre ne disposerait d’un droit de veto. Dans les autres domaines politiques, les États membres pourraient rejoindre des « coalitions de pays volontaires », ou simplement conserveur leur droit de veto.
Dans le cadre d’un élargissement significatif de son approche proeuropéenne, le président français Emmanuel Macron insiste sur l’importance d’une expansion géographique, et sur la nécessité pour l’UE de s’y préparer. Non seulement l’Ukraine, mais également la Moldavie, la Géorgie et les pays des Balkans occidentaux devraient pouvoir demander leur entrée dans l’UE. Il faudra du temps pour en organiser les modalités, mais l’Europe semble avancer dans la bonne direction. Elle a en effet réagi à l’invasion de l’Ukraine avec davantage de rapidité, d’unité et de vigueur que jamais au cours de son histoire. Après des débuts hésitants, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, est elle aussi devenue une puissante voix proeuropéenne.
La dépendance de l’Europe vis-à-vis des énergies fossiles russes demeure cependant excessive, notamment en raison des politiques mercantilistes menées par l’ancienne chancelière allemande Angela Merkel, qui a conclu des accords spécifiques avec la Russie pour l’approvisionnement gazier, et fait de la Chine le plus grand partenaire commercial de Berlin. L’Allemagne est devenue l’économie la plus performante d’Europe, mais elle en paye aujourd’hui lourdement le prix. Il est nécessaire que l’économie allemande se réoriente, ce qui demandera beaucoup de temps.
Le chancelier allemand Olaf Scholz a été élu sur sa promesse de continuité par rapport aux politiques et au style de gouvernance de Merkel. Les événements l’ont cependant contraint à abandonner cette continuité, ce qui n’a pas été facile, car il lui a fallu rompre avec plusieurs traditions chères à son propre Parti social-démocrate.
Sur le plan du maintien de l’unité européenne, en revanche, Scholz semble agir dans le bon sens. Il a suspendu le gazoduc Nord Stream 2, élevé à 100 milliards € le budget allemand de la défense, et il fournit des armes à l’Ukraine, rompant ainsi avec un tabou de longue date. De manière générale, les démocraties occidentales réagissent avec une détermination comparable face à l’invasion russe en Ukraine.
Le désastre des despotes
Que sont parvenus à accomplir les deux dictateurs, Poutine et Xi, désormais unis par une alliance ? Tous deux ont beaucoup en commun. Ils règnent par intimidation, et commettent par conséquent des erreurs ahurissantes. Poutine s’attendait à être accueilli en Ukraine en libérateur. De même, Xi persiste dans une politique zéro COVID-19 absolument intenable.
Poutine semble avoir compris sa terrible erreur dans l’invasion de l’Ukraine, et préparer désormais le terrain pour la négociation d’un cessez-le-feu. Or, le dirigeant russe n’étant pas digne de confiance, l’arrêt des combats ne peut être négocié. Il faudrait pour cela que Poutine entame des négociations de paix, ce qu’il ne fera jamais puisque cela signifierait abdiquer.
La situation est confuse. Un expert militaire opposé à l’invasion a pu se rendre sur un plateau de télévision russe pour informer le public du désastre de la situation. Plus tard, il jurait allégeance à Poutine. De même, constat intéressant, Xi continue de soutenir Poutine, mais le « sans limite » n’est plus d’actualité.
Il y a là un début d’explication des raisons pour lesquelles Xi est voué à échouer. Le fait d’avoir autorisé Poutine à lancer une attaque sans succès contre l’Ukraine n’a pas servi les intérêts de la Chine. Bien que Pékin soit le partenaire dominant dans l’alliance avec la Russie, le manque d’affirmation de Xi a permis à Poutine d’usurper cette position. La plus grave erreur de Xi n’en demeure pas moins son entêtement à imposer une politique zéro COVID.
Les confinements répétés ont engendré des retombées catastrophiques, avec une économie chinoise en chute libre jusqu’au mois de mars. En avril, l’indice logistique national autoroutier, qui mesure le transport de marchandises en Chine, chutait de 70 % par rapport à l’année précédente. Rien qu’à Shanghai, cet indice est tombé à 17 % du niveau de l’année antérieure. Le volume de fret étant transporté à plus de 80 % par des poids lourds en Chine, ces chiffres indiquent un quasi-effondrement des expéditions commerciales à l’intérieur du pays.
De même, l’indice Caixin Composite PMI, qui utilise les données collectées auprès d’environ 400 entreprises pour suivre les tendances du secteur privé en Chine – notamment les ventes, les nouvelles commandes, l’emploi, les stocks, et les prix – est tombé à 37,2 contre 43,9 au mois de mars. Un PMI inférieur à 50 est synonyme de contraction de l’économie. Ce sérieux déclin de l’activité économique de la Chine est voué à entraîner des conséquences mondiales. Or, à ce jour, les démarches d’anticipation de ces conséquences se font rares.
Ces résultats négatifs continueront de prendre de l’ampleur jusqu’à ce que Xi change de cap – ce qu’il ne fera jamais, tant il est incapable de reconnaître ses erreurs. Venant s’ajouter à la crise immobilière en Chine, les dégâts seront si conséquents qu’ils impacteront nécessairement l’économie mondiale. Compte tenu des perturbations sur les chaînes d’approvisionnement, l’inflation mondiale risque de se transformer en dépression planétaire.
Minimiser les risques
Pour l’Occident, le dilemme face à la Russie réside en ce que plus Poutine s’affaiblira, plus il deviendra imprévisible. La pression est palpable pour les États membres de l’UE. Ils réalisent que Poutine n’attendra peut-être pas qu’ils aient développé des sources d’énergie alternatives pour couper lui-même l’arrivée de gaz, au moment le plus douloureux, comme il l’a fait pour la Bulgarie, la Pologne et la Finlande.
Présenté la semaine dernière, le programme REPowerEU illustre ces craintes. Scholz apparaît particulièrement inquiet, sachant les accords spéciaux conclus par Merkel avec la Russie. Draghi se montre plus courageux, bien que la dépendance gazière de l’Italie soit quasiment aussi forte que celle de l’Allemagne. L’Europe verra sa cohésion mise à rude épreuve. Pour autant, si elle continue d’agir de concert, elle pourra renforcer sa sécurité énergétique et son leadership face au changement climatique.
Quid de la Chine ? Les ennemis de Xi sont nombreux. Personne n’ose s’en prendre directement à lui qui est au contrôle de tous les instruments de surveillance et de répression. Chacun sait néanmoins qu’au sein du Parti communiste, les dissensions sont devenues si prononcées qu’elles se retrouvent publiées dans les articles de presse à disposition de la population générale.
Contre toute attente, les erreurs commises par Xi pourrait lui coûter ce troisième mandat qu’il espère tant. Et même s’il l’obtient, le Politburo ne lui donnera peut-être pas carte blanche pour la sélection des membres du prochain bureau politique, ce qui restreindrait considérablement son pouvoir et son influence, tout en réduisant la probabilité d’un Xi dirigeant à vie.
Pendant ce temps, tandis que les combats font rage en Ukraine, la lutte contre le changement climatique a été reléguée au second plan. Or, les experts nous expliquent que notre retard est déjà considérable, et que le changement climatique est sur le point de devenir irréversible. Ce pourrait être la fin de notre civilisation.
Je trouve cette perspective particulièrement effrayante. La plupart d’entre nous acceptons qu’un jour nous mourrons, mais nous avons tendance à considérer comme acquis que notre civilisation survivra.
C’est pourquoi nous devons mobiliser toutes nos ressources pour mettre rapidement un terme à la guerre. Peut-être le meilleur moyen de préserver notre civilisation consiste-t-il à vaincre Poutine. C’est une nécessité essentielle.
Traduit de l’anglais par Martin Morel