Le Patrimoine perdu des nations

L’expression « développement durable » est un lieu commun, mais les experts économiques n’offrent aucune analyse sur la façon dont on peut juger si le développement économique d’une nation est, en fait, durable ou pas.

Le célèbre rapport de la Commission Brundtland publié en 1987 définit le développement durable comme « … un développement qui répond aux besoins du présent sans hypothéquer la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins ». Le développement durable requiert donc que, selon sa population, chaque génération lègue à la génération suivante une base de production au moins aussi importante que celle qu’elle reçut elle-même. Comment une génération peut-elle donc juger si elle laisse derrière elle une base de production adéquate ?

Les économistes expliquent que la mesure appropriée de la base de production d’une économie est son patrimoine, ce qui comprend non seulement la valeur des biens manufacturés (bâtiments, machines, routes), mais également le capital « humain » (les connaissances, les aptitudes et la santé), le capital naturel (les écosystèmes, les minerais et les combustibles fossiles) et les institutions (gouvernement, société civile, primauté du droit). Le développement est durable tant que qu’une économie maintient dans la durée son patrimoine économique par rapport à sa population. En d’autres termes, la croissance économique devrait être considérée comme une croissance de patrimoine et non pas une croissance de PIB.

Ce sont là deux choses bien différentes. Il existe bien des cas où le PIB (par tête) d’une nation augmente même si son patrimoine (par tête) est en déclin.

En termes plus généraux, ces circonstances impliquent la croissance des marchés de certaines catégories de biens et services (produits consommant beaucoup de ressources naturelles), en parallèle à l’absence de marché et de politiques publiques pour le capital naturel (services écosystèmiques). Les problèmes de l’environnement mondiaux créant souvent des contraintes supplémentaires sur les bases de ressources locales des peuples les plus pauvres de la planète, la croissance du PIB des pays riches peut entraîner une pression répercutée sur le patrimoine des pays pauvres.

Bien sûr, une situation où le PIB augmente malgré le déclin du patrimoine ne peut durer toujours. Quand une économie dilapide sa base de production afin d’augmenter sa base de production courante, le PIB finit également par décliner, sauf si les politiques sont tellement modifiées que le patrimoine recommence à s’accumuler.

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Si l’on utilise, par exemple, les données de la Banque mondiale sur la dépréciation d’un certain nombre de ressources naturelles au niveau national, les économistes estiment que, malgré l’augmentation du PIB par tête du sous-continent indien ces trente dernières années, le patrimoine par tête a quelque peu décliné. Ce déclin s’est produit parce que l’investissement en capital fixe, en connaissances et en aptitudes, et les améliorations des institutions n’ont pas compensé la dégradation du capital naturel.

Dans le cas de l’Afrique sub-saharienne, le déclin s’est produit pour le PIB par tête et le patrimoine. Les économistes ont également constaté que dans les régions les plus pauvres du monde (l’Afrique et le sous-continent indien), les zones qui ont connu une croissance démographique généralement plus élevée ont également connu une baisse de leur patrimoine par tête à un rythme accéléré.

Les économies de la Chine et des pays de l’OCDE, par contre, ont connu une croissance en termes de PIB par tête et de patrimoine par tête. Ces dernières régions ont fait plus que compenser le déclin du capital naturel par l’accumulation d’autres biens et capitaux. En d’autres termes, ces trente dernières années, les pays riches semblent avoir joui d’une « développement durable » tandis que le développement des pays pauvres (hormis la Chine) s’est révélé insoutenable.

Nous n’en sommes qu’au commencement des études quantitatives sur le développement durable. Même à ce stade, on peut quand même estimer que les évaluations courantes des richesses sont biaisées. Pour ce qui est du capital naturel, la Banque mondiale s’est limitée d’elle-même jusqu’à présent à l’atmosphère en sa qualité de piège à gaz carbonique, au pétrole, au gaz naturel et aux forêts en qualité de source de bois d’œuvre.

Un grand nombre de capitaux naturels de différents types n’ont donc pas été pris en compte : l’eau douce, les sols, la forêt comme fournisseurs de services écosystèmiques et l’atmosphère en qualité de piège pour la pollution venue des matières particulaires et des oxydes d’azote et de soufre. Si ces éléments manquants étaient inclus, les performances économiques des pays pauvres, y compris la Chine, de ces trente dernières années sembleraient bien pires.

L’évaluation des accumulations de richesses dans les pays riches ces dernières années est toutefois elle aussi altérée à la hausse. Certaines études empiriques par des spécialistes de la terre ont révélé bien trop souvent que la capacité des systèmes naturels à absorber les perturbations n’est pas sans limite.

Quand leurs capacités d’absorption sont atteintes, les systèmes naturels menacent de s’effondrer et de devenir stériles. Leur remise en état est alors coûteuse, aussi bien en termes de temps que de ressources matérielles. D’un autre côté, si, par exemple, le courant atlantique qui apporte une certaine chaleur au nord de l’Europe devait changer de direction ou ralentir du fait du réchauffement de la planète, ce changement serait essentiellement irréversible.

En bref, nous savons que jusqu’à un certain niveau indéterminé d’ensemble de limites, de connaissances, d’institutions et de ressources créées par l’homme peuvent se substituer les ressources naturelles, de sorte que même si une économie perd de ses capacités en capital naturel, en qualité ou en quantité, ses richesses continueraient leur croissance si elle investit suffisamment dans d’autres biens. La remarquable croissance de la productivité agricole des deux siècles qui viennent de s’écouler le démontre clairement.

Mais le développement durable a des limites : les coûts des compensations (y compris l’ingénuité humaine) augmentent souvent de manière inconnue jusqu’à ce moment-là quand les ressources essentielles sont dilapidées. Le réchauffement de la planète le démontre clairement. Quand les risques de perte associés à de telles limites et seuils seront inclus dans les évaluations du développement durable, la croissance du patrimoine des pays les plus riches au monde se révélera probablement moins importante que nous ne le croyons à l’heure actuelle.

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