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Les sources du comportement russe

MOSCOU – Cet article n’est pas à proprement parler d'une critique du récent ouvrage de Sergey Radchenko, To Run the World : The Kremlin's Cold War Bid for Global Power. Il s'agit plutôt d'une invitation à trouver dans ce livre une nouvelle approche des sources de la conduite de la politique étrangère russe, conformément à la célèbre évaluation des « sources de la conduite soviétique » réalisée en 1947 par le diplomate américain George F. Kennan. En se concentrant sur la logique qui sous-tend les décisions de politique étrangère des dirigeants soviétiques, Radchenko espère faire la lumière sur la quête souvent sanglante du président russe Vladimir Poutine pour reconquérir le statut de la Russie en tant que grande puissance au même titre que les États-Unis.

De Joseph Staline à Mikhaïl Gorbatchev, les dirigeants soviétiques ont partagé le désir de Poutine de jouir du prestige d'une « grande puissance ». Leonid Brejnev, qui a succédé à Nikita Khrouchtchev en 1964, envisageait un monde « cogéré» par une Union soviétique et des États-Unis se respectant mutuellement en tant « qu’égaux ». Mais alors que les États-Unis acceptaient une relation d'égal à égal sur le papier, explique Radchenko, les Soviétiques avaient l'impression d'avoir été « contraints à une position humiliante de délinquants, d'être sermonnés par quelqu'un qui (en toute vérité) n'était pas non plus exempt de tout reproche ».

Poutine a vécu une expérience similaire. Depuis son arrivée au pouvoir il y a près d'un quart de siècle, il a recherché l'égalité avec l'Occident dirigé par les États-Unis. Il fut un temps, par exemple, où il acceptait l'Otan et aspirait même à ce que la Russie en devienne membre. Mais Poutine a toujours pensé que la taille de la Russie et son rôle historique dans les affaires mondiales lui donnaient droit à un traitement spécial. La Russie n'est pas un pays comme les autres et l'Occident doit agir en conséquence. Il fallait peser soigneusement l'impact de ses décisions sur les intérêts de la Russie et sur la perception des risques.

L'Occident n'était pas de cet avis. Lorsque l'Otan a admis trois anciennes républiques soviétiques (l'Estonie, la Lettonie et la Lituanie) en 2004, Poutine a commencé à considérer l'Alliance comme une menace existentielle. Mais c'est la perspective de l'adhésion de l'Ukraine et de la Géorgie à l'Otan qui a poussé Poutine à bout : c'est l'un des principaux motifs de l'invasion de la Géorgie par la Russie en 2008.

Cette réaction peut sembler excessive, mais elle est typiquement russe. Comme l'affirme Radchenko, Poutine – comme tous les dirigeants soviétiques – partage une crainte fondamentale avec Rodion Raskolnikov, le protagoniste du classique Crime et châtiment de Fiodor Dostoïevski : celui qui ne réagit pas avec force aux humiliations de la vie est une « créature tremblante », sans droits ni intérêts, que personne ne protégera. Accepter la négligence des autres puissances, sans parler de leur hostilité, n'est tout simplement pas une option.

Poutine a été clair sur ce point dès le départ. Lorsqu'il a accédé à la présidence en 2000, il prévenait déjà l'Occident que s'il repoussait la Russie, « nous serons obligés de trouver des alliés et de nous renforcer. Que pouvons-nous faire d'autre ? ». Ainsi, lorsque les États-Unis ont ouvertement soutenu la révolution ukrainienne de Maïdan en 2014, qui a entraîné l'éviction du président pro-russe Viktor Ianoukovitch, la Russie a annexé la Crimée.

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La boutade du président américain Barack Obama qualifiant la Russie de « puissance régionale » n'a fait que renforcer la détermination de Poutine à affirmer la position mondiale de la Russie. En 2022, il a prouvé à quel point il était sérieux en lançant une invasion à grande échelle de l'Ukraine. Si l'Occident ne veut pas donner à la Russie ce qui lui revient, Poutine défendra ses intérêts par la force. Que pourrait-il faire d'autre ?

Par conséquent, lorsque le président russe déclare qu'une guerre Otan-Russie deviendrait inévitable si les États-Unis et le Royaume-Uni autorisaient l'Ukraine à tirer des missiles occidentaux à longue portée sur la Russie, comme l'a demandé le président ukrainien Volodymyr Zelensky, il ne faut pas l'écarter d'emblée. Poutine n'a pas ouvertement menacé d'utiliser des armes nucléaires. Il s’est contenté de dire que le changement de nature du conflit nécessiterait une réponse spécifique et que la doctrine nucléaire russe aurait donc désormais un seuil d'action plus bas. En revanche, d'autres membres de son entourage ont invoqué ce spectre de manière encore plus directe. 

Certes, une telle réponse n'est pas garantie. Comme le soulignait récemment un titre du Washington Post, « l'Ukraine continue de franchir les lignes rouges de la Russie. Poutine continue de cligner des yeux ». Mais ce raisonnement peut s'avérer dangereux. Après tout, le Kremlin a toujours suivi une formule d'escalade claire : il résiste à une pression croissante pendant un certain temps, mais finit par céder, comme un élastique.

Ainsi, la décision de Poutine de ne pas répondre avec force à l'incursion de l'Ukraine dans la région russe de Koursk ne signifie pas qu'il va avaler n'importe quoi. À un moment donné, il décidera – sans se soucier du coût – qu'il n'a pas d'autre choix que de prouver qu'il n'est pas une « créature tremblante ». Des attaques de missiles à l'intérieur du territoire russe pourraient bien l'amener à ce stade.

Les observateurs occidentaux semblent largement convaincus que la Russie ne déploiera pas d'armes nucléaires, car il est impossible de « gagner » une guerre nucléaire. Mais cette satanée logique dostoïevskienne suggère que, pour Poutine, exposer la Russie à des représailles nucléaires pourrait être le prix à payer pour tenir tête à ceux qui cherchent à l'assujettir. Les Russes qui se torderont de douleur à cause des brûlures et de l'empoisonnement par radiation pourront au moins être fiers de ne pas avoir reculé. Les Européens, eux aussi brûlés et empoisonnés, pourront se rassurer en pensant qu'ils n'ont pas cillé.

La volonté de l'Occident de rejeter les menaces de Poutine comme de simples fanfaronnades va à l'encontre non seulement de l'expérience historique, mais aussi de ses propres avertissements, selon lesquels Poutine a l'intention d'attaquer les pays de l'Otan. Par exemple, le président américain Joe Biden a averti en août que la Russie ne s'arrêterait pas à l'Ukraine. Toutefois, même dans ce cas, l'Occident comprend mal Poutine : il préférerait ne pas s'engager directement avec l'Otan. Le risque est qu'il décide que l'Occident lui a forcé la main.

En 1997, Kennan a mis en garde contre le fait que l'expansion de l'Otan « pourrait enflammer » les « tendances nationalistes, anti-occidentales et militaristes » de la Russie, en donnant aux Russes l'impression que leur prestige – « toujours primordial dans l'esprit des Russes » – et leurs intérêts, en matière de sécurité, étaient « affectés de manière négative ». Mais les confrontations ne doivent pas nécessairement se terminer par un désastre, comme l'ont démontré Khrouchtchev lors de la crise des missiles de Cuba en 1992 et Gorbatchev avec ses politiques de perestroïka (restructuration) en réponse à l'initiative de défense stratégique de Ronald Reagan. Le défi pour l'Occident est de veiller à ce que la confrontation tragique qui se déroule en Ukraine ne devienne pas apocalyptique.

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