NEW YORK – On pourrait se demander ce qui pousse un adolescent replet, se prétendant défenseur des citoyens et de la propriété, à traîner dans les rues d’une ville du Midwest, armé d’un fusil d’assaut semi-automatique. Mais ce n’est pas pour cette raison qu’a été jugé Kyle Rittenhouse, aujourd’hui âgé de dix-huit ans, en novembre. C’est parce qu’il avait tué deux hommes et en avait blessé un troisième, au motif allégué de la légitime défense.
Les lois de l’État du Wisconsin placent la barre très bas en matière de légitime défense. Le port d’arme est autorisé, comme l’est aussi de tirer sur quelqu’un, afin d’éviter « ce qu’une personne peut raisonnablement considérer comme la tentative illégale d’un tiers à lui porter atteinte ». Un des hommes avait pointé une arme sur Rittenhouse, et les deux autres le poursuivaient ; le jury a donc estimé que sa crainte qu’on « porte atteinte » était raisonnable.
Ce ne fut pas un verdict absurde. On peut évidemment conjecturer qu’un homme noir qui aurait tiré sur trois hommes blancs (les cibles de Ritthenhouse étaient blanches) ne s’en serait pas tiré à si bon compte. Mais cela relève de la spéculation, et ce n’est pas une raison de douter de la bonne foi du jury.
Des médias de gauche ont néanmoins publié dès l’annonce du verdict des articles où éclatait leur colère : le jugement, à leurs yeux, était l’exemple même de la suprématie blanche. Puisque Rittenhouse était manifestement venu en ville pour protéger les habitants lors d’une manifestation du mouvement Black Lives Matter, « le verdict prouve qu’il est raisonnable de croire que la peur des Noirs peut absoudre de tout crime une personne blanche ». C’est ce qu’affirmait un écrivain dans les colonnes du Guardian.
Ces conclusions à chaud sont presque toujours périlleuses. Mais la réaction, à la droite du spectre politique, fut plus troublante. Donald Trump, le prédécesseur du président des États-Unis, Joe Biden, à la Maison-Blanche, a reçu Rittenhouse dans sa luxueuse villa de Floride, s’est fait photographier en sa compagnie et l’a qualifié de « jeune gars vraiment bien », victime d’une « faute du procureur ». Dans cette version des faits, ce sont les militants de gauche qui lui en voulaient. Ritthenhouse s’est lui-même plaint d’avoir été « extrêmement diffamé ». Cela va au-delà de la défense du port d’arme et de la constitution de milices. Il s’agit ni plus ni moins de transformer ses opposants politiques en ennemis publics et de justifier la violence en la truffant des scènes d’un martyrologe boursouflé.
La gauche américaine a son propre discours de ressentiment sur les agressions subies. Les victimes noires des tirs de la police deviennent les effigies, dans tout le pays, des manifestations contre la suprématie blanche. Lorsque George Floyd a été tué par des agents de police à Minneapolis, en 2020, il est devenu un martyr du « racisme systémique ». Et la « justice sociale » peut servir de prétexte au fanatisme – déclenchant souvent des réactions tout aussi extrêmes à droite.
At a time when democracy is under threat, there is an urgent need for incisive, informed analysis of the issues and questions driving the news – just what PS has always provided. Subscribe now and save $50 on a new subscription.
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Il y a en revanche de bonnes raisons de déplorer la façon dont se comporte habituellement la police à l’égard des Afro-Américains, et parmi des plus fervents partisans de Trump, il s’en trouve qui affichent sans fard leurs conceptions racistes de Blancs. Lorsque certains d’entre eux furent arrêtés pour avoir pris d’assaut le Capitole, en 2021, ils sont devenus des martyrs de la droite. Après avoir rendu visite à ces « patriotes » en prison, la députée d’extrême droite Marjorie Taylor Greene a twitté : « Jamais je n’ai vu de souffrances humaines comme celles dont j’ai été témoin la nuit dernière. » Et Trump a qualifié Ashli Babbitt, abattue par un agent de police après qu’elle a forcé l’enceinte du Capitole, de « personne vraiment incroyable ».
Les cas de Floyd, de Rittenhouse et des émeutiers qui ont saccagé le Capitole ne sont pas équivalents. On partage plus volontiers l’indignation suscitée par le racisme que le soi-disant patriotisme des milices d’extrême droite. Et les élus de gauche sont beaucoup moins susceptibles d’appeler à la violence. Mais le langage du martyr est dangereux, même lorsque les sentiments sont justifiés.
Le martyr est un concept religieux. On meurt pour sa foi. Les religions sont fondées sur le sang des martyrs. Quand les partis politiques s’abandonnent à ces sentiments, ils sont rarement démocratiques. Horst Wessel, une chemise brune nazie, qui fut tué lors d’une bataille de rue avec des militants communistes, devint un martyr du national-socialisme. Mais le nazisme, avec son culte du chef, ses martyrs, ses rituels ésotériques et ses marches aux flambeaux, tenait plus d’une religion que d’une profession de foi politique. Cela n’est pas dans la tradition des partis démocratiques, qu’ils soient de gauche ou de droite.
Tant que les différences politiques portent sur des intérêts et des idées qui sont raisonnablement débattues, les adversaires politiques sont respectés, et les compromis possibles. Rien n’est « sacré » dans la politique démocratique ; les vies ne sauraient être sacrifiées à un parti ou à un autre. Mais le débat raisonnable prend fin lorsque la politique devient religieuse. Quand le sacrifice par le sang est idéalisé, il n’y a plus d’espace pour le compromis.
Dans la vision du monde qu’ont les partisans d’extrême droite de Trump, celui ou celle qui a une opinion différente – les militants de gauche ou antiracistes, les défenseurs des migrants – cesse d’être un simple adversaire politique, et devient une menace existentielle : tu es pour nous ou contre nous, et ceux qui sont contre nous veulent « s’emparer de notre nation » ou « remplacer notre race ». La seule issue possible est un combat à mort. Le sang sera vengé.
Cela place le parti démocrate aux États-Unis dans une position difficile. Que doit faire un parti politique lorsque l’autre grand parti a été préempté par les combattants autoproclamés d’une cause sacrée. Les traiter comme on le ferait d’une opposition loyale et fidèle à sa parole dans un esprit de compromis et de respect devient presque impossible. Des dirigeants démocrates comme Hillary Clinton, Barack Obama et Joe Biden ont parfois été critiqués par leurs propres partisans pour ne pas s’être battu avec les mêmes armes et n’avoir pas fait prendre aux fanatiques du parti républicain une bonne dose de leur ignoble médecine.
Ce serait une erreur. Tous les moyens légaux doivent être employés pour empêcher les extrémistes de faire sombrer nos institutions, mais ces mêmes institutions ne survivront pas si tous les partis transforment la politique en une question de vie ou de mort. Dans une guerre qui serait presque une guerre de religion, l’extrême droite l’emporterait probablement ; elle dispose d’un plus grand nombre de fanatiques et, aux États-Unis, de beaucoup plus d’armes.
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The Norwegian finance ministry recently revealed just how much the country has benefited from Russia's invasion of Ukraine, estimating its windfall natural-gas revenues for 2022-23 to be around $111 billion. Yet rather than transferring these gains to those on the front line, the government is hoarding them.
argue that the country should give its windfall gains from gas exports to those on the front lines.
NEW YORK – On pourrait se demander ce qui pousse un adolescent replet, se prétendant défenseur des citoyens et de la propriété, à traîner dans les rues d’une ville du Midwest, armé d’un fusil d’assaut semi-automatique. Mais ce n’est pas pour cette raison qu’a été jugé Kyle Rittenhouse, aujourd’hui âgé de dix-huit ans, en novembre. C’est parce qu’il avait tué deux hommes et en avait blessé un troisième, au motif allégué de la légitime défense.
Les lois de l’État du Wisconsin placent la barre très bas en matière de légitime défense. Le port d’arme est autorisé, comme l’est aussi de tirer sur quelqu’un, afin d’éviter « ce qu’une personne peut raisonnablement considérer comme la tentative illégale d’un tiers à lui porter atteinte ». Un des hommes avait pointé une arme sur Rittenhouse, et les deux autres le poursuivaient ; le jury a donc estimé que sa crainte qu’on « porte atteinte » était raisonnable.
Ce ne fut pas un verdict absurde. On peut évidemment conjecturer qu’un homme noir qui aurait tiré sur trois hommes blancs (les cibles de Ritthenhouse étaient blanches) ne s’en serait pas tiré à si bon compte. Mais cela relève de la spéculation, et ce n’est pas une raison de douter de la bonne foi du jury.
Des médias de gauche ont néanmoins publié dès l’annonce du verdict des articles où éclatait leur colère : le jugement, à leurs yeux, était l’exemple même de la suprématie blanche. Puisque Rittenhouse était manifestement venu en ville pour protéger les habitants lors d’une manifestation du mouvement Black Lives Matter, « le verdict prouve qu’il est raisonnable de croire que la peur des Noirs peut absoudre de tout crime une personne blanche ». C’est ce qu’affirmait un écrivain dans les colonnes du Guardian.
Ces conclusions à chaud sont presque toujours périlleuses. Mais la réaction, à la droite du spectre politique, fut plus troublante. Donald Trump, le prédécesseur du président des États-Unis, Joe Biden, à la Maison-Blanche, a reçu Rittenhouse dans sa luxueuse villa de Floride, s’est fait photographier en sa compagnie et l’a qualifié de « jeune gars vraiment bien », victime d’une « faute du procureur ». Dans cette version des faits, ce sont les militants de gauche qui lui en voulaient. Ritthenhouse s’est lui-même plaint d’avoir été « extrêmement diffamé ». Cela va au-delà de la défense du port d’arme et de la constitution de milices. Il s’agit ni plus ni moins de transformer ses opposants politiques en ennemis publics et de justifier la violence en la truffant des scènes d’un martyrologe boursouflé.
La gauche américaine a son propre discours de ressentiment sur les agressions subies. Les victimes noires des tirs de la police deviennent les effigies, dans tout le pays, des manifestations contre la suprématie blanche. Lorsque George Floyd a été tué par des agents de police à Minneapolis, en 2020, il est devenu un martyr du « racisme systémique ». Et la « justice sociale » peut servir de prétexte au fanatisme – déclenchant souvent des réactions tout aussi extrêmes à droite.
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Les cas de Floyd, de Rittenhouse et des émeutiers qui ont saccagé le Capitole ne sont pas équivalents. On partage plus volontiers l’indignation suscitée par le racisme que le soi-disant patriotisme des milices d’extrême droite. Et les élus de gauche sont beaucoup moins susceptibles d’appeler à la violence. Mais le langage du martyr est dangereux, même lorsque les sentiments sont justifiés.
Le martyr est un concept religieux. On meurt pour sa foi. Les religions sont fondées sur le sang des martyrs. Quand les partis politiques s’abandonnent à ces sentiments, ils sont rarement démocratiques. Horst Wessel, une chemise brune nazie, qui fut tué lors d’une bataille de rue avec des militants communistes, devint un martyr du national-socialisme. Mais le nazisme, avec son culte du chef, ses martyrs, ses rituels ésotériques et ses marches aux flambeaux, tenait plus d’une religion que d’une profession de foi politique. Cela n’est pas dans la tradition des partis démocratiques, qu’ils soient de gauche ou de droite.
Tant que les différences politiques portent sur des intérêts et des idées qui sont raisonnablement débattues, les adversaires politiques sont respectés, et les compromis possibles. Rien n’est « sacré » dans la politique démocratique ; les vies ne sauraient être sacrifiées à un parti ou à un autre. Mais le débat raisonnable prend fin lorsque la politique devient religieuse. Quand le sacrifice par le sang est idéalisé, il n’y a plus d’espace pour le compromis.
Dans la vision du monde qu’ont les partisans d’extrême droite de Trump, celui ou celle qui a une opinion différente – les militants de gauche ou antiracistes, les défenseurs des migrants – cesse d’être un simple adversaire politique, et devient une menace existentielle : tu es pour nous ou contre nous, et ceux qui sont contre nous veulent « s’emparer de notre nation » ou « remplacer notre race ». La seule issue possible est un combat à mort. Le sang sera vengé.
Cela place le parti démocrate aux États-Unis dans une position difficile. Que doit faire un parti politique lorsque l’autre grand parti a été préempté par les combattants autoproclamés d’une cause sacrée. Les traiter comme on le ferait d’une opposition loyale et fidèle à sa parole dans un esprit de compromis et de respect devient presque impossible. Des dirigeants démocrates comme Hillary Clinton, Barack Obama et Joe Biden ont parfois été critiqués par leurs propres partisans pour ne pas s’être battu avec les mêmes armes et n’avoir pas fait prendre aux fanatiques du parti républicain une bonne dose de leur ignoble médecine.
Ce serait une erreur. Tous les moyens légaux doivent être employés pour empêcher les extrémistes de faire sombrer nos institutions, mais ces mêmes institutions ne survivront pas si tous les partis transforment la politique en une question de vie ou de mort. Dans une guerre qui serait presque une guerre de religion, l’extrême droite l’emporterait probablement ; elle dispose d’un plus grand nombre de fanatiques et, aux États-Unis, de beaucoup plus d’armes.
Traduit de l’anglais par François Boisivon