turkey erdogan speaking at rally Kayhan Ozer/Anadolu Agency/Getty Images

Les coûts économiques d’Erdoǧan

DURHAM (CN)/CAMBRIDGE – Le modèle politique turc s’est depuis longtemps terni, mais une crise diplomatique, qui prend de l’ampleur, avec l’administration elle-même erratique du président des États-Unis Donald Trump conduit aujourd’hui l’économie turque vers une authentique crise monétaire. En douze mois, la livre turque a presque perdu la moitié de sa valeur. Comme les banques et les entreprises turques ont en outre recouru massivement à des emprunts libellés en devises étrangères, la livre menace d’entraîner avec elle, dans sa chute libre, une bonne part du secteur privé.   

Le président Recep Tayyip Erdoǧan, vainqueur de la première élection depuis le passage officiel du pays d’un régime parlementaire à un régime présidentiel, gouverne désormais en autocrate. Il s’appuie sur des ministres plus souvent choisis en fonction de leur loyauté (et de leurs liens familiaux avec lui) que de leur compétence.

Durant plus d’une décennie, les marchés financiers ont accordé à Erdoǧan, qui fut Premier ministre jusqu’en 2014, le bénéfice du doute et ont fourni à l’économie turque des crédits accommodants. La croissance économique est devenue dépendante de l’apport continu de capitaux étrangers qui finançaient la consommation intérieure et des investissement voyants dans l’immobilier, la voirie, les ouvrages d’art ou les aéroports. Ce type d’expansion économique se termine rarement bien. La seule question véritable était de savoir quand adviendrait sa fin.

La cause immédiate fut la décision de l’administration Trump d’en passer par des sanctions (en menaçant de les durcir) pour contraindre la Turquie à libérer Andrew Brunson, un pasteur évangéliste américain établi à Izmir arrêté lors des purges qui suivirent la tentative manquée de coup d’État contre Erdoǧan en juillet 2016. La répression s’était soldée par 80 000 arrestations, 170 000 limogeages, la fermeture de 3 000 établissements scolaires, résidences universitaires et universités, et le renvoi de 4 400 juges et procureurs.

Ces mesures draconiennes furent prises dans le cadre de l’état d’urgence, sous les ordres, le plus souvent, de l’entourage d’Erdoǧan. La résistance à la suppression des libertés fondamentales fut des plus faibles, les médias étant strictement contrôlés et la société civile ayant été mutilée par la répression et le climat de peur où celle-ci a plongé le pays. Brunson n’est qu’un cas particulier parmi des milliers d’autres, des personnes elles aussi accusées de terrorisme après les événements de 2016.

Comme pour toute crise économique sanctionnant une politique économique insoutenable, la voie de sortie devra mobiliser des solutions à court et à moyen terme. Dans l’immédiat, l’économie a besoin de mesures qui rétablissent la confiance et stabilisent les marchés financiers. La banque centrale turque devra peut-être augmenter les taux d’intérêt, malgré l’aversion profonde d’Erdoǧan pour ce genre d’intervention. Un programme concret et crédible de resserrement de la discipline budgétaire et de restructuration de la dette du secteur privé est essentiel. Il faudra, le cas échéant, appeler le Fonds monétaire international pour une aide financière temporaire.

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Mais ces solutions de court terme ne résoudront pas la fragilité de l’économie sur le long terme, dont la source est l’autocratie personnaliste érigée par Erdoǧan.

La démocratie turque n’a jamais été sans nuages. Avant l’accession d’Erdoǧan au pouvoir, en 2003, elle avait été interrompue à quatre reprises par des interventions militaires. Mais le pays disposait néanmoins de contrepoids politiques susceptibles d’endiguer jusqu’au pouvoir des forces armées, et la puissance publique a pu changer maintes fois de mains à la suite de nombreuses élections, de plus en plus équitables et libres. Personne, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, n’était parvenu à s’assurer un pouvoir personnel sans restriction. Partant d’une base très faible lorsque la démocratie fut instituée, en 1944, la société civile s’était développée au point que les gouvernements consultaient les associations d’entreprises, les syndicats, les enseignants, la presse et différents autres groupes d’intérêts particuliers.

Dans ses premières années, alors qu’il se sentait encore menacé par les militaires et les élites laïques, Erdoǧan proclamait partout son attachement à la démocratie et aux droit humains. Il se montra conciliant envers la minorité kurde, depuis longtemps victime de la répression. Les progressistes à l’intérieur et les soutiens du pays en Occident se laissèrent berner par la fable d’une « démocratie islamiste » en laquelle ils avaient tant besoin de croire.

Mais alors même qu’il recueillait les éloges en Occident, Erdoǧan avait commencé l’éviscération des médias indépendants en leur imposant des redevances gargantuesques. Il ébranla aussi l’état de droit en organisant des parodies de procès contre des généraux et d’autres dirigeants laïques. Sa descente vers l’autoritarisme s’accéléra lorsqu’il rompit avec l’allié des débuts, le théologien musulman établi aux États-Unis Fetullah Gülen et avec ses partisans, rupture qui prit un tour dramatique après la tentative de coup d’État.

Avec les élections du mois de juin, prétend Erdoǧan, la « Vieille Turquie » a fait place à la « Nouvelle Turquie ». Dans l’ordre nouveau qu’établit la Deuxième République turque, tout défi à l’autorité de son chef est susceptible d’être considéré comme une trahison.

Erdoǧan s’attribue les mérites de tout ce qui va bien et tient des forces obscures – qui sont souvent des conspirateurs anonymes et étrangers – pour responsables de ses échecs. Sa glorification, la mise en scène de son infaillibilité, et en fin de compte sa survie politique sont présentés comme les buts suprêmes de la Turquie. Tout autre objectif, que ce soit la productivité économique, le maintien des relations avec les alliés du pays, l’amélioration de l’enseignement ou le soulagement des blessures sociales, est subordonné au renforcement de son pouvoir. Et, juste retour du don de sa personne à la nation turque, il s’autorise à se placer au-dessus des lois, à s’enrichir et à faire la fortune de ses proches collaborateurs.

La logique du nouveau système politique turc rappelle celle du « cercle de justice » de l’Empire ottoman, qui divisait la population entre les masses assujetties à l’impôt et une petite élite qui en était dispensée, conduite par un sultan n’étant responsable que devant la charia (la loi islamique), qu’en pratique, il définissait. Le « cercle de justice » fut officiellement abrogé en 1839, par un édit qui instaurait une ère de restructuration. Presque deux siècles plus tard, Erdoǧan ramène la Turquie à un passé que des générations de réformateurs ont tenté de laisser en arrière.

Le système qu’Erdoǧan a institué ne laisse aucune place pour des responsables politiques ou des fonctionnaires compétents à la barre de l’économie. Ils ont été poussés dehors parce que leurs buts vont au-delà des intérêts personnels du chef. La peur empêche tout débat honnête sur ces questions. Les dirigeants d’entreprises, les universitaires et les journalistes les plus compétents dans leurs domaines se taisent par souci de sécurité. L’entourage d’Erdoǧan – son cercle – est empli de courtisans (et de quelques pions féminins, tout aussi flagorneurs), s’efforçant d’entretenir son sentiment d’omniscience et de supériorité. Dans un parlement désormais édenté, même les dirigeants de l’opposition deviennent ses majorettes ; il lui suffit de leur rappeler qu’une absence de soutien peut être considérée comme une trahison, un passage à l’ennemi. 

Comme en Russie et au Venezuela, une poignée de dissidents courageux sont autorisés à exister, aux marges du discours public, afin de fournir un semblant de caution à la liberté d’expression. Mais ils mènent des vies précaires, courant à tout moment le risque d’être arrêtés, en signe d’avertissement à ceux qui restent sous le joug.

Tôt ou tard, les pressions économiques contraindront la Turquie à prendre des mesures de stabilisation de ses marchés monétaire et financier. Mais cela ne ressuscitera pas l’investissement privé à long terme, ne ramènera pas plus les talents, fuyant massivement le pays, ni n’encouragera un climat de liberté qui permettrait à la Turquie de se développer. Comme la Chine et d’autres pays d’Asie l’ont montré, des autocraties peuvent prospérer quand leurs dirigeants donnent la priorité à une politique économique sensée. Mais lorsque celle-ci est ravalée au rang de simple instrument ne servant plus qu’à renforcer le pouvoir personnel du président, c’est l’économie elle-même, comme nous pouvons le voir à présent, qui en paie le prix.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

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