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Comment Vladimir Poutine a sauvé l'OTAN

HAMBOURG – Alors que la Finlande a franchi le dernier obstacle de son adhésion à l’OTAN la semaine dernière, les grands journaux occidentaux ne se sont pas attardés sur le sujet. Le ministre finlandais des Affaires étrangères Pekka Haavisto a pourtant évoqué à juste titre un moment historique, la fin de 75 années de neutralité. La Finlande est aujourd’hui officiellement membre de l’Alliance, et la Suède – elle aussi éternel pays neutre – devrait bientôt lui emboîter le pas, une fois que la Turquie aura cessé de faire obstruction à son adhésion.

Pourquoi ces deux pays se précipitent-ils vers une alliance que le président français Emmanuel Macron estimait en état de « mort cérébrale » il y a seulement quatre ans, et que l’ancien président américain Donald Trump qualifiait d’« obsolète » en 2017 ? Les réflexions du penseur britannique du XVIIIe siècle Samuel Johnson apportent à cette question une forme de réponse : « Lorsqu’un homme sait qu’il sera pendu sous quinzaine, cela concentre merveilleusement son attention ».

Une réponse plus succincte à cette question existe également : Vladimir Poutine. Celui qui entendait devenir roi de l’Europe a relancé l’encéphalogramme de l’OTAN, et lui a conféré un nouveau souffle.

Quelle ironie ! L’un des nombreux prétextes formulés par Poutine pour soumettre l’Ukraine résidait dans la nécessité de stopper une bonne fois pour toutes l’élargissement de l’OTAN. En poussant deux pays scandinaves neutres dans les bras de l’Alliance, il a accompli précisément l’inverse. L’OTAN est aujourd’hui en meilleure forme que jamais depuis des décennies.

Tout le crédit de cette évolution ne revient cependant pas à Poutine. L’OTAN n’a jamais été aussi sclérosée que le prétendait Macron et Trump. Elle constitue la plus ancienne alliance de pays libres, et cette longévité témoigne de sa fonctionnalité. Au cours des siècles passés, les monarques ont changé de coalitions plus souvent que de perruque, Lord Palmerston ayant notamment eu cette formule célèbre : « Nous n’avons ni alliés éternels, ni ennemis perpétuels ».

Dans les annales des États-nations, l’OTAN est unique. Une fois Napoléon définitivement battu, les coalitions qui s’étaient constituées contre lui sont devenues de l’histoire ancienne. Par opposition, l’OTAN n’a jamais été un mariage de convenance temporaire, susceptible de s’effondrer après une victoire ou une défaite. Ses forces sont intégrées sous un commandement suprême, et bénéficient d’une compatibilité des matériels, de communications partagées, ainsi que d’une formation constante. Ces synergies rendent coûteuses les perspectives de renationalisation de la défense, et aucun membre de l’OTAN n’a jamais fait défection.

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L’Alliance ne cesse par ailleurs de s’étendre. Elle a débuté avec 12 États en 1949. Grèce, Turquie et Allemagne de l’Ouest l’ont rejointe dans les années 1950, suivies par l’Espagne dans les années 1980, par trois satrapies anciennement soviétiques en 1999, et par sept pays supplémentaires en 2004. L’Albanie et la Croatie y ont été admises en 2009, puis le Monténégro en 2017 et la Macédoine du Nord en 2020. Une fois la Finlande et la Suède membres, l’alliance originelle des 12 sera devenue celle des 32. Croissance n’entraîne pas nécessairement obsolescence.

La raison la plus essentielle de cette longévité réside dans les États-Unis, qui ont dû surmonter leur aversion de longue date pour ce que Thomas Jefferson, dans son premier discours d’investiture en 1801, avait appelé les « alliances enchevêtrées ». En réalité, les États-Unis ne se sont pas engagés auprès de l’Europe dans les premières années de la Première Guerre mondiale, ni durant celles de la Seconde Guerre mondiale. Le virage loin de l’auto-isolement, vers une alliance permanente avec l’Europe, n’a eu lieu qu’avec la guerre froide, lorsque les ex-isolationnistes ont offert à l’Europe occidentale le plus précieux des cadeaux : un parapluie de sécurité Made in USA, incluant 350 000 soldats américains et plusieurs milliers d’armes nucléaires tactiques au plus fort de l’engagement américain, une protection qui a permis de tempérer les ardeurs des héritiers de Staline.

Les États-Unis n’ont d’ailleurs pas seulement agi en protecteur, mais également en pacificateur. Une fois leur sécurité commune assurée, plusieurs ennemis de toujours tels que l’Angleterre, la France et l’Allemagne ont pu sans danger en finir avec la course aux armements et les rivalités stratégiques, pour privilégier la confiance et la communauté.

C’est pour cette raison que la Communauté européenne de défense (sans les États-Unis) est morte dans l’œuf en 1954, que l’OTAN a atteint les 74 ans d’existence, et que l’idée d’un acteur stratégique purement européen demeure un fantasme – même si l’UE et la Grande-Bretagne représentent ensemble la deuxième économie mondiale (après les États-Unis, et devant la Chine). L’Amérique constitue l’ingrédient secret connu de tous. Elle préserve les Européens de la nécessité de bâtir une défense autonome clivante.

La guerre de conquête menée par Poutine contre l’Ukraine illustre ce fonctionnement. Lorsque le président américain Joe Biden s’est engagé sérieusement au lendemain de l’invasion russe totale l’an dernier, ceux des Européens qui hésitaient encore ont été suffisamment rassurés pour pouvoir s’engager eux aussi. Une fois la première puissance planétaire présente pour dissuader la machine de guerre nucléarisée du Kremlin, les aspirants médiateurs tels que la France et l’Allemagne ont pu s’abstenir de leurs réflexes classiques. L’Allemagne a ainsi abandonné le projet de gazoduc Nord Stream 2 en provenance de Russie, et fourni à l’Ukraine un flux régulier d’équipements, jusqu’à des chars Leopard 2, mais seulement après que les États-Unis aient ouvert la voie avec leurs tanks Abrams.

Une alliance en état de « mort cérébrale » s’est ainsi réveillée. Rien de tel que l’imminence d’une pendaison pour reprendre ses esprits. L’OTAN, à une Hongrie ou une Turquie près, a su constater l’évidence. La guerre livrée à ses portes ne concerne pas seulement l’Ukraine, mais également un ordre européen précieux qui ne considère plus les conquêtes comme légitimes. Les enjeux sont plus élevés que jamais. Comme à l’époque de Staline, l’avancée russe a fait réapparaître le spectre d’une hégémonie de la Russie sur l’Europe. Poutine aspire à une sphère d’influence consolidée, idéalement à un retour dans le passé qui verrait rétabli l’ancien empire soviétique.

Si la guerre en Ukraine évolue en impasse sanglante, les voix de l’accommodement se feront de plus en plus bruyantes des deux côtés de l’Atlantique, parmi la droite comme la gauche, appelant à offrir une porte de sortie à Poutine. L’Europe est-elle prête à ce que son paradigme stratégique redevienne celui de la politique par la force ?

La guerre d’agression menée par la Russie révèle d’ores et déjà le prix de trois décennies de désarmement européen. L’Alliance a vu décliner non seulement ses stocks de munitions, mais également ses lignes de production d’armes, comme si une guerre longue de haute intensité ne pouvait plus exister. Quelle que soit la direction prise par la guerre, celle-ci sert de froide leçon à l’Occident : bâtissez des stocks d’équipements et de munitions, investissez dans la mobilité, et formez vos troupes.

« Un conquérant est toujours un ami de la paix », enseignait Clausewitz, il espère toujours faire son entrée « sans rencontrer d’opposition ». « Nous devons par conséquent nous préparer à la guerre », si nous entendons l’éviter. Tandis que l’Occident observe l’horizon, il lui faut appliquer une règle ancestrale : la dissuasion vaut toujours mieux que l’affrontement face à l’agression, et constitue un choix immensément moins coûteux.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

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