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L'IA peut-elle favoriser une conscience mondiale ?

NEW YORK – Nos ancêtres ont toujours redouté que la colère des dieux ne mette fin à notre monde. C’est seulement récemment que nous avons développé la capacité à le faire nous-mêmes, que ce soit par le changement climatique, les armes nucléaires, l’intelligence artificielle ou la biologie de synthèse. Si notre faculté à provoquer des dommages à l’échelle planétaire a augmenté de manière exponentielle en parallèle des avancées technologiques, cela n’a pas été le cas de nos moyens de gérer ces nouveaux pouvoirs avec responsabilité. Si l’humanité entend survivre et prospérer, il va falloir changer cela.

Le monde profondément interconnecté d’aujourd’hui impose que nous développions une conscience collective et un cap pour l’humanité, afin que nous puissions relever nos défis communs et faire en sorte que le progrès technologique soit bénéfique pour tous. Pour l’heure, une compétition à somme nulle entre les États et les communautés vient ériger un obstacle insurmontable sur la voie de l’atténuation des risques mondiaux. Or, les technologies actuellement susceptibles de prendre un mauvais chemin sont également celles qui revêtent un potentiel dans la promotion d’un sens partagé de la responsabilité.

Le développement technologique a façonné les croyances religieuses pendant des milliers d’années. La domestication des plantes et des animaux a rendu possible la civilisation – et par conséquent toutes les religions (autres que l’animisme) – tandis que l’invention de l’écriture, suivie par le parchemin puis le papier, a permis à ces systèmes de croyance de se répandre au travers de livres saints tels que la Torah, la Bible, le Coran et la Bhagavad Gita. Le succès du protestantisme s’explique ainsi en grande partie par l’imprimerie.

Aujourd’hui, plusieurs entreprises créent des chatbots basés sur de grands modèles de langage – GitaGPT, Quran GPT ou encore BibleChat – que les individus peuvent utiliser pour obtenir des conseils personnels automatisés, inspirés par des textes religieux traditionnels. Le Talmud, une interprétation des textes saints, étant lui-même devenu sacré dans le judaïsme, il n’est pas inconcevable que les textes interprétatifs générés par l’IA revêtent un jour un statut comparable.

Ceci suggère qu’en dépit de la capacité des puissantes technologies telles que l’IA à provoquer des dégâts, elles pourraient tout aussi aisément exercer une influence positive sur l’évolution perpétuelle des traditions sociales et des systèmes de croyance. Pour être plus précis, ces technologies pourraient permettre aux individus d’aboutir à une conscience mondiale, ainsi qu’à une meilleure intégration des besoins collectifs de la société dans leurs identités traditionnelles. Suivant les traces de l’animisme, du bouddhisme et de l’unitarisme (mouvements qui, avec un succès limité, tentent depuis longtemps d’élargir le concept de responsabilité collective), les systèmes d’IA pourraient soutenir massivement ces efforts dans un monde hyperconnecté.

AlphaGo, un algorithme développé par DeepMind de Google, a battu en 2016 le grand maître Lee Sedol au jeu de go, remportant quatre victoire sur cinq parties lors d’une compétition à Séoul. Cette étonnante prouesse technologique illustre le potentiel révolutionnaire de l’IA. Le succès d’AlphaGo, algorithme formé sur la base de parties numériques jouées par plusieurs milliers d’experts du jeu de go, constitue en réalité une grande victoire pour l’humanité. C’est comme si tous ces êtres humains s’étaient assis en face de Lee pour l’affronter au jeu, et qu’ils avaient combiné leur intelligence au travers de l’algorithme. Ce jour-là, un programme informatique a représenté à bien des égards ce qu’il y avait de meilleur dans l’humanité.

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Imaginez que nous demandions à un futur algorithme d’étudier toutes les traditions religieuses et séculaires ancrées dans l’humanité, et de créer un manifeste faisant référence au meilleur de nos réalisations culturelles et spirituelles, tout en proposant un plan pour les améliorer. En se fondant sur tout ce qu’il aurait appris, ce bot pourrait nous conseiller sur la manière d’établir le parfait équilibre entre nos besoins individuels en tant que membres de communautés et nos besoins collectifs en tant qu’êtres humains partageant la planète. On peut aller jusqu’à imaginer que sa proposition revête la même légitimité que le Talmud, ou que les tables sacrées reçues par nos ancêtres au sommet de montagnes ou découvertes sous terre.

De nombreuses personnes interagissent aujourd’hui régulièrement avec des bots d’IA générative, que ce soit en utilisant la fonctionnalité de texte prédictif dans Gmail, ou en interrogeant ChatGPT. Les systèmes informatiques automobiles alertent les conducteurs lorsqu’ils sortent de leur voie, et ceux des avions avertissent les pilotes lorsqu’ils commettent une erreur. Bientôt, des interfaces fluides de langage naturel planifieront nos vacances, rédigeront des programmes informatiques basés sur les instructions de personnes ne sachant pas coder, suggéreront des options de traitement aux médecins, et recommanderont des stratégies de plantation aux agriculteurs. Les systèmes d’IA étant voués à jouer un rôle démesuré dans de nombreuses décisions importantes de la vie, il sera naturel que nous programmions dans ces systèmes l’aspect du bien commun.

Durant la deuxième partie à laquelle se sont livrés AlphaGo et Lee, l’algorithme a fait un choix que les experts humains considéraient comme une erreur. Selon les mesures existantes, il y avait une chance sur 10 000 pour que le pion disposé par l’algorithme constitue le bon choix. Or, il s’est avéré que cette décision constituait un choix parfait, auquel personne d’humain n’aurait pensé. Ainsi, loin de mettre à mal les joueurs humains, AlphaGo les a en fin de compte rendus meilleurs, en les éclairant sur de nouvelles façons de jouer. Et ce sont bien les humains qui ont inventé cette technologie, comme le jeu de go lui-même. Ce sont également les humains qui ont créé le programme AlphaZero, qui a battu son prédécesseur AlphaGo, après avoir appris le jeu uniquement en jouant contre lui-même.

Autrement dit, la technologie et nous ne faisons qu’un. Elle doit par conséquent être développée pour nous.

Nous devons utiliser les systèmes d’IA plus largement formés sur les contenus culturels crées par les humains au cours des millénaires afin que ces systèmes nous aident à imaginer un meilleur chemin d’avenir, comme l’ont fait AlphaGo et AlphaZero pour les adeptes du jeu de go.

Dans l’élaboration d’un cadre mondial permettant de surmonter les dangers que nous engendrons, le compte à rebours a commencé. C’est à notre tour de jouer.

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