op_laidi2_de_gaulle_Getty_Images Getty Images

Et si l’Europe devenait gaullienne ?

PARIS – Parmi les incompréhensions attisant en permanence le débat sur l’Europe, figure en bonne part son incapacité collective à façonner le jeu mondial. Et ce au moment où elle affronte de plein fouet, un nationalisme américain inédit réduisant ses alliés à des objets encombrants, un révisionnisme russe dont la créativité cible la destruction du monde libéral et ses institutions, et une Chine décidée à hâter le pas vers le toit du monde sans égard excessif pour ceux qui voudraient l’inciter à ralentir sa marche. Pour expliquer cette absence de réactivité européenne il existe une interprétation simple et courante : les Etats européens sont cruellement divisés sur tous les sujets et peinent à agir collectivement. Pourtant, si commode soit-elle, cette explication confond causes et conséquences. Car le fond de l’affaire n’est pas là. Le fond de l’affaire est que le projet européen né en 1957 s’est construit contre l’idée de puissance.

C’était fondamentalement un projet anti -schmittien. Tout l’enjeu aujourd’hui est donc de savoir si l’Europe peut renverser cette perspective pour commencer à parler la seule langue désormais commune à son supposé grand allié ,à son ancien adversaire et son nouveau rival : la langue de la force et de la puissance . Le traité de Rome signé un an après la débâcle de Suez exprimait bien l’enterrement des ambitions prétoriennes de l’Europe au profit d’une intra version marchande oublieuse du monde. Et au fond rien explique mieux ce basculement que cette anecdote essentielle rapportée par Christian Pineau ministre français des affaires étrangères au moment de l’affaire de Suez. Convié chez Guy Mollet, hésitant alors à céder à l’ultimatum soviéto-américain de se retirer d’Égypte, Adenauer eut ce propos : « A votre place, j’accepterais. C’est la sagesse. Et maintenant il faut faire l’Europe » . Naturellement, Suez n’explique pas le traité de Rome. La machine européenne avait été lancée dès 1950 avec la déclaration Schuman . Mais le contexte est bien celui-là. L’Europe repue de conquêtes aux bénéfices douteux ramène les couleurs de sa puissance à mi mat. Elle solde de tout compte ses prétentions mondiales au profit d’un exercice dans lequel elle a historiquement excellé : la pratique du doux commerce garanti par le droit. Elle y consent d’autant plus volontiers qu’en pleine guerre froide elle bénéficie d’une garantie antiaméricaine qui protège l’Europe tout en encadrant le réarmement de l’Allemagne que l’échec de la CED n’était guère parvenu à prévenir. Laissons les grands problèmes du monde à plus grands que nous semblent se dirent les européens . Tout donc pour le marché commun. Rien pour le reste qui demeure entre les mains des Etats.

Par bien des aspects cette situation d’ensemble donne le sentiment de n’avoir guère changé. L’Europe qui n’est pas un État et qui ne le sera jamais continue à vivre sur le modèle fragile de la confédération d’États-nations. Confédération où coexistent des fragments fédéralisés (politique commerciale, marché unique, politique de concurrence) avec des fragments de souveraineté partagée entre Bruxelles et les états membres (un nombre croissant de politiques publiques) et des fragments qui demeurent nationalisés comme la politique étrangère, la défense ou les migrations. Mais cette réalité aussi tenace qu’indiscutable masque des inflexions aussi récentes que sensibles. Celles-ci convergent toutes vers ce que l’on pourrait appeler une Europe gaullienne. Une Europe au demeurant plus gaullienne que gaulliste. La différence est loin d’être purement sémantique. Le gaullisme ne croyait qu’aux Etats et n’envisageait aucune organisation de l’Europe en dehors d’un intergouvernementalisme strict. Ce qui n’empêcha d’ailleurs pas de Gaulle de se couler dans le marché unique qu’il avait initialement dénoncé compte tenu des bénéfices qu’en tira très rapidement l’agriculture française . Mais De Gaulle avait compris mieux que tout autre, l’extrême solitude des Etats et la fragilité des alliances. C’est la raison pour laquelle, et à la différence de tous les autres dirigeants européens, il ne croyait pas indissociable le lien entre l’alliance atlantique et la construction de l’Europe . Mais là où il a échoué c’est dans sa capacité à convaincre les Européens que son projet pour le continent était autre chose qu’un processus d’agrandissement de la puissance française. Une conclusion partagée par Michel Debré en 1971, non sans arrière-pensées d’ailleurs . La vision gaullienne rapportée aux enjeux du XXI eme siècle exprime autre chose. Elle renvoie plutôt à la nécessité pour l’Europe de devenir souveraine et puissante face précisément au retour en force des logiques de puissance. Mais elle n’envisage cette mutation essentielle qu’au travers d’un partage croissant de souveraineté entre les Etats, contrevenant ainsi à la doctrine gaulliste. Pour simplifier on dirait que le gaullisme s’incarnerait aujourd’hui dans le chevènementisme tandis que la vision gaullienne se retrouverait davantage dans la vision macronienne de l’Europe souveraine . En effet, La France est aujourd’hui très favorable à l’extension de la majorité qualifiée à la fiscalité, à la politique étrangère et de sécurité ce qui n’était nullement la position de de Gaulle. Macron est de ce fait très gaullien mais pas gaulliste. Lorsqu'on lit les dernières propositions sur l'Europe on est d’ailleurs frappé de voir combien celles-ci reposent sur la création de nouvelles institutions comme la création par exemple d'une Agence européenne de l'asile et de l'immigration . C’est là une démarche peu gaulliste puisque puisqu’en accroissant les responsabilités de l’Europe elle vise à communautariser davantage les politiques européennes qu’il s’agisse des migrations, de l’économie, de la fiscalité. On ne peut donc comprendre le tournant gaullien de l’Europe qu’en prenant en compte les inflexions de la position française. En effet alors que De Gaulle refusait toute politisation de la Commission européenne qu’il voulait ravaler à un rôle technique, la France d’aujourd’hui s’efforce au contraire de la repolitiser. Elle attend d’elle un contrôle plus politique sur la gestion de la zone euro et non plus une gestion rigide et notariale des critères de Maastricht . La France est aujourd’hui favorable à une forme de fédéralisation de la politique économique européenne, précisément pour contourner l’obstacle allemand et hanséatique, alors que l’Allemagne historiquement réputée fédéraliste est devenue très intergouvernementaliste. C’est la raison pour laquelle elle veut vider l’Eurogroupe (jugé trop politique) de tout pouvoir au profit du Fonds Européen de Stabilité délibérément dépolitisé et chargé d’appliquer la « règle » . Il y a de ce point de vue-là un véritable chassé-croisé entre la France et l’Allemagne qui éclaire bien des débats. La France a compris qu’une gouvernance par les institutions même communautaires était préférable à une gouvernance par les seules règles. Les institutions permettent d’avoir une appréciation politique sur les choses alors que les règles appliquées isolément et sans contextualisation politique conduisent à un certain dogmatisme lui-même générateur de rejet populaire. Dans les lignes qui suivent nous allons donc tenter d’évaluer les chances de conversion de l’Europe à une vision gaullienne du monde. Une vision née empiriquement de de la mise en place de deux dynamiques : la découverte du sentiment de solitude stratégique dans un monde de moins en moins kantien et l’émergence du sens du danger dans un monde de plus en plus hobbesien.

https://prosyn.org/iODq0aXfr