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Une ouverture pour l'Europe sur les questions d'environnement, de société et de gouvernance

PARIS – La finance évolue. Enfin diront certains. Les engagements des investisseurs – fonds de pension, assureurs, fonds souverains encore récemment au « One Planet Summit » - comme des gestionnaires d’actifs, se multiplient. Les initiatives prennent des noms et des angles très différents, que ce soit pour le climat, la biodiversité ou l’inclusion, mais elles tendent toutes vers un même objectif, celui de donner à la finance de nouveaux objectifs qui dépassent largement le cadre de la rentabilité financière, rappeler qu’elle est un moyen et non but.

Déjà les premiers recensements indiquent que plus de 40,5 billions de dollars seraient gérés sur des critères ESG – pour Environnemental, Social et Gouvernance, un acronyme qui est presque rentré dans le langage courant de la finance d’aujourd’hui. Nous pouvons voir évidemment ce verre à moitié plein. Nous pouvons aussi le voir à moitié vide. Qui décide de « ce qui est ESG » ? La base est déclarative et vient des entreprises. Faut-il faire confiance et dans quelles limites ? Faut-il s’inquiéter ou se réjouir du bouillonnement actuel ? Beaucoup de questions et vont se poser plusieurs années avant que le système ne se stabilise. C’est normal. C’est le temps de la norme et du marché. Mais ne soyons pas naïfs : le marché comme la norme ne sont pas uniquement « techniques », une simple modalité d’ajustement décidée au mieux et au plus juste par des experts. Nous parlons bien d’une vision du monde. Et dans un monde de divergences voire de conflits cette vision importe.

D’apparence technique, l’évaluation de la performance extra-financière des entreprises est profondément politique. Car par-delà le choix des indicateurs qui révèleront la performance écologique ou sociale d’une entreprise, il s’agit d’établir un référentiel que l’Europe ou les Etats-Unis ou la Chone imposeront de fait à toutes les entreprises qui souhaiteront opérer sur leur marché et d’un référentiel qui exercera une influence déterminante sur les flux financiers et d’investissements. Ne nous trompons pas : il s’agit d’un inestimable levier de souveraineté. Un levier qu’à notre sens l’Europe, qui est souvent en avance sur ces sujets, doit saisir sans rougir et sans fausse pudeur et porter à bout de bras.

Cette souveraineté n’est pas un rempart pour se protéger mais un tremplin pour se projeter. Depuis le discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne en septembre 2017, l’Union européenne a déjà beaucoup évolué sur la question : en réaction aux nouveaux monopoles, au Brexit ou au coronavirus, les États membres ont de moins en moins de mal à assumer une souveraineté européenne, qu’elle soit numérique, commerciale ou sanitaire. Mais, pour préserver son modèle et les valeurs qu’il induit, l’Europe ne peut plus se contenter de réagir, elle peut agir, proposer et engager au-delà de l’Europe. Avec la performance extra-financière,  il devient possible d’envisager une souveraineté plus offensive, capable de répondre à l’urgence climatique et sociale autant qu’au défi du nouvel équilibre géopolitique en cours de constitution.

En dépit de ses lenteurs et de ses divergences, l’Union européenne a démontré sa capacité à légiférer dans des domaines aussi sensibles que les politiques environnementales et sociales ou la technologie. Elle s’est fixée des objectifs ambitieux, à commencer par celui de devenir climatiquement neutre en 2050 ; surtout, elle les a accompagnés de moyens concrets, le dernier en date étant la taxonomie verte, une classification standardisée qui permet d’évaluer la durabilité de 70 activités économiques, représentant 93 % des émissions de gaz à effet de serre. Sur le plan social, outre la Charte des droits fondamentaux dont elle s’est dotée dès 2000, l’Europe a proclamé en 2017 le socle européen de droits sociaux qui confère aux citoyens des droits nouveaux et plus efficaces pour leur garantir un meilleur accès au marché du travail, avec des conditions de travail équitables et une meilleure protection sociale. Et c’est dans le cadre de la mise en œuvre concrète de ces nouveaux droits que la Commission européenne a proposé en octobre 2020 que tous les États membres adoptent un cadre assurant un salaire minimum aux travailleurs.

Toutefois, là encore, l’Europe se retrouve in fine dans une posture défensive. Elle affirme sa souveraineté en fixant un cadre, elle ne se donne pas l’ambition de diffuser ce cadre. Or, dans une économie mondiale où chaque puissance tente de forger la norme à son avantage, il n’est plus seulement question de protéger son modèle mais d’en faire un référentiel proposé au reste du monde et discuté avec lui.

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L’Union européenne est depuis toujours critiquée pour sa lenteur et sa bureaucratie, pourtant inhérentes à une Union de 27 États souverains où chaque décision est pesée et négociée, se tenant là à son « monopole de la coordination légitime » tel que l’avait décrit Jean-Marc Ferry. Mais donner l’impression d’un tigre de paperasse ne fait pas de l’Europe un tigre de papier. Au contraire ! Fixer la norme des bons et mauvais comportements ne peut se décider à la légère. C’est, peut-être paradoxalement, un des avantages compétitifs du modèle européen. Il doit être inclusif. Alors que plusieurs pays émergents travaillent aussi dans cette direction l’Europe peut jouer un rôle déterminant.

La taille et la richesse de son marché, son épargne, son industrie financière, lui confèrent, encore aujourd’hui une responsabilité particulière et lui donnent des moyens d’influence et d’action. La réglementation européenne, l’accès très réglementé à son marché, rendent toujours aussi pertinents le concept forgé par Zaki Laïdi de « la norme sans la force », c’est-à-dire, à rebours de la puissance politico-militaire classique, la « capacité à produire et mettre en place à l’échelle du monde un dispositif de normes capables d’organiser le monde, de discipliner le jeu de ces acteurs, d’offrir à ceux qui s’engagent sur cette voie, et notamment les plus faibles, la possibilité au moins partielle de rendre ces normes opposables à tous, y compris aux plus puissants. »

La construction des indicateurs de performance extra-financière des entreprises offre une opportunité d’affermir la souveraineté européenne, en aboutissant à la mise en place d’un référentiel écologiquement et socialement aussi ambitieux que ce que l’Union européenne a démontré jusqu’à présent et reposant surtout sur des bases solides, car fixées par la négociation et le compromis entre toutes les parties prenantes.

La performance extra-financière va bien au-delà d’un simple débat comptable : l’objectif recherché autant que la méthode appliquée, c’est-à-dire la transformation écologique et sociale du capitalisme par la transparence et la responsabilité de ses acteurs, peuvent devenir les marqueurs d’une identité européenne.

A un moment où elle cherche à dépasser les divergences politiques, l’Union européenne a l’opportunité de réaffirmer ses valeurs écologiques et sociales, sans prescrire un modèle unique comme cela lui a été trop souvent reproché ­– parfois en son sein même, entre ceux qui craignent la libéralisation et ceux qui craignent l’étatisation — mais en s’attachant simplement à une logique de résultats. En dépit d’un patrimoine historique et culturel divergent, les États membres ont en effet des valeurs communes, qui les rendent capables de s’accorder sur l’essentiel quand il est question par exemple d’égalité femmes-hommes ou de protection de l’environnement.

Jean Monnet considérait que « la souveraineté dépérit quand on la fige dans les formes du passé ». En inventant une souveraineté qui s’écarte résolument des modèles étatiques expérimentés jusqu’à lors, l’Union européenne doit maintenant prouver la vitalité de son intuition en faisant de sa souveraineté un levier de sa puissance extérieure et non plus seulement de sa protection intérieure.

Il ne faut pas avoir peur de la norme. Pour l’Union européenne plus que toute autre, la norme a même un pouvoir de réassurance. En faisant de la mesure de l’impact écologique et social des activités économiques une condition de l’accès à son marché, l’Union européenne aurait une occasion unique d’affirmer non seulement la spécificité de sa souveraineté mais aussi de sa puissance.

Surtout elle pourrait contribuer à un débat qui ne peut qu’être mondial. Celui de l’évolution du capitalisme vers un modèle durable, résilient et inclusif. Celui qui n’était qu’en filigrane dans les objectifs du développement durable et les accords climat signés à New York et à Paris il y a déjà plus de cinq ans. Et dont il faut faire une réalité.

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